Adoption d’un chien (Anatole France)






Anatole FRANCE (L’anneau d’améthyste)





Adoption d’un chien
M. Bergeret est un professeur qui travaille à un grand ouvrage sur l’Enéide de Virgile.Tandis qu’il «se livre aux silencieuses orgies de la méditation», sa vieille bonne lui apporte dans son tablier un petit chien qu’elle a recueilli.
Un matin, comme M. Bergeret, assis devant sa table, près de la fenêtre sur laquelle tremblaient les feuilles du platane, recherchait comment les vaisseaux d’Enée avaient été changés en nymphes(1), il entendit gratter à la porte et il vit tout aussitôt la vieille servante qui portait sur son ventre, comme une sarigue, un nourrisson dont la tête noire sortait du tablier troussée en manière de poche. Elle resta un moment immobile, avec un air d’inquiétude et d’espérance, puis elle posa le petit être sur le tapis aux pieds du maître.
«Qu’est-ce que c’est que ça ?» demanda M. Bergeret.
C’était un petit chien de race incertaine, qui tenait du terrier, avec une jolie tête, bien coiffée, le poil ras, couleur feu très sombre, et un bout de queue de rien du tout. Il avait le corps encore mou, et il allait, flairait sur le tapis.
«Angélique, dit M. Bergeret, portez cette bête à ses maîtres.

- Monsieur, elle n’en a pas, répondit Angélique.»
Bergeret regarda en silence le petit chien qui était venu sentir ses pantoufles et qui reniflait agréablement. M. Bergeret était philologue. C’est peut-être pourquoi il fit, dans ces conjonctures, cette vaine question :
«Comment s’appelle-t-il ?
- Monsieur, répondit Angélique, il n’a pas de nom.»
Bergeret parut contrarié de cette réponse. Il regarda le chien d’un air de tristesse et de découragement.
Alors le chien posa ses deux pattes de devant sur la pantoufle de M. Bergeret et, la tenant ainsi embrassée, il en mordilla la pointe avec innocence. M. Bergeret, soudain attendri, prit sur ses genoux le petit être sans nom. Le chien le regarda. Et M. Bergeret fut ému par ce regard confiant.
«Le bel oeil !»dit-il.
Il est vrai que ce chien avait de beaux yeux, des prunelles marron avec des lueurs dorées, dans une amande d’un blanc chaud. Et le regard de ces yeux exprimait des idées simples et mystérieuses, qu’on sentait communes aux animaux pensifs et aux hommes simples, qui vivent sur terre.
Mais fatigué peut-être de l’effort intellectuel qu’il venait de faire pour communiquer avec l’homme, il ferma ses beaux yeux et découvrit, dans un large bâillement, sa gueule rose, sa langue en volute et l’armée de ses dents éclatantes.
Bergeret lui mit la main dans la gueule. Le petit chien lui lécha la main. Et la vieille Angélique, rassurée, sourit.
«Il n’y a pas plus affectueux que cette petite bête, dit-elle.
Le chien, dit M. Bergeret, est un animal religieux. Sauvage, il adore la lune et les clartés flottantes sur les eaux. Ce sont ses dieux et il leur adresse, la nuit, de longs hurlements. Domestique, il se rend favorable, par ses caresses, les génies puissants qui disposent des biens de la vie, les hommes. Il les vénère, il accomplit, pour les honorer, des rites qu’il connaît de science héréditaire ; il leur lèche les mains, se dresse contre leurs jambes, et s’il les voit irrités contre lui, il s’approche d’eux en rampant sur le ventre, en signe d’humilité, pour apaiser leur colère.
- Tous les chiens, dit Angélique, ne sont pas amis de l’homme. Il y en a qui mordent la main qui les nourrit.
- Ce sont des chiens impies et délirants, dit M. Bergeret, des insensés semblables à Ajax, fils de Télamon(2), qui blessa à la main Aphrodite d’or(3). Ces sacrilèges périssent de male mort ou bien ils mènent une vie errante et misérables.»

 
(1) Changés en nymphes : dans l’Enéide de Virgile, Jupiter, cédant aux instances de Vénus, change en nymphes les vaisseaux du Troyen Enée. M. Bergeret cheche comment expliquer cette légende dans son Virgilius nauticus.

     
    (2) Ajax, fils de Télamon : roi légendaire de Salamine, célèbre par ses fureurs et par son impiété.

       
      (3) Aphrodite d’or : Vénus, chez les grecs Aphrodite, déesse de la beauté, nommée Aphrodite d’or par les poètes à cause de sa splendeur. C’est d’ailleurs Diomède, et non Ajax, qui dans l’Iliade d’Homère la blesse à la main.



      25 petits jeux de Noël



      L'hirondelle (Henri Chantavoine)









      L’Hirondelle

      Quand les froids sont venus, la prudente hirondelle
      Quitte nos durs climats pour des pays plus doux ;
      Mais l’oiseau de retour, en s’éloignant de nous,
      Pense au toit de son hôte, et lui reste fidèle.
      Le nid abandonné hante son souvenir,
      Et quand elle s’en va, la bonne voyageuse
      En emporte avec elle une image joyeuse
      Que son âme d’oiseau saura bien retenir.
      Adieu donc, et partez, frileuses hirondelles,
      Mais revenez chez nous pour les feuilles nouvelles,
      Et vous retrouverez, comme tous les printemps,
      Avec vos anciens nids accrochés aux solives,
      Le bonjour familier et les regards contents,
      Qui rendent chaque fois les amitiés plus vives.

      Henri Chantavoine (*)





      (*) Henri Chantavoine (1850-1918). Homme de lettres et poète.





      Mon cricri (G. Sand)








      Mon cricri


      J’habitais alors l’ancien boudoir de ma grand-mère. Mes deux enfants occupaient la grande chambre attenante. Je les entendais respirer, et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir était si petit, qu’avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j’aillais toujours m’amusant à l’histoire naturelle sans rien apprendre), il n’y avait pas de place pour un lit. J’y suppléais par un hamac. Je faisais mon bureau d’une armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire, et qu’un cricri(1), que l’habitude de me voir avait apprivoisé, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes pains à cacheter, que j’avais soin de choisir blancs, dans la crainte qu’il ne s’empoisonnât. Il venait manger sur mon papier pendant que j’écrivais, après quoi il allait chanter dans un certain tiroir de prédilection. Quelquefois il marchait sur mon écriture, et j’étais obligée de le chasser pour qu’il ne s’avisât pas de goûter à l’encre fraîche. Un soir, ne l’entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, je le cherchai partout. Je ne trouvai de mon ami que les deux pattes de derrière, entre la croisée et la boiserie. Il ne m’avait pas dit qu’il avait l’habitude de sortir, et la servante l’avait écrasé en fermant la fenêtre.

      J’ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura que je gardai longtemps comme une relique ; mais je ne saurais dire quelle impression me fit ce puéril incident. J’essayai bien de faire là-dessus de la poésie, j’avais ouï dire que le bel esprit console de tout ; mais, tout en écrivant la Vie et la Mort d’un esprit familier, ouvrage inédit et bien fait pour l’être toujours, je me surpris plus d’une fois toute en larme.





      1. Cricri : nom donné, d’après son cri, au grillon.

      Au bord du quai (Emaile Verhaeren)










      Au bord du quai 



      Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont,
      S’ils entendent toujours un cri profond
      Au carrefour des doutes !
      Mon corps est lourd, mon corps est las,
      Je veux rester, je ne peux pas ;
      L’âpre univers est un tissu de routes
      Tramé de vent et de lumière ;
      Mieux vaut partir, sans aboutir,
      Que de s’asseoir, même vainqueur, le soir,
      Devant son oeuvre coutumière,
      Avec, en son coeur morne, une vie
      Qui cesse de bondir au-delà de la vie.




      Emile Verhaeren