ABC à colorier




SOURCE : Gallica BNF

Apprendre à dessiner : tête de Mickey


André Theuriet : Les Oiseaux - Symphonie du Printemps




Merle




D’abord un frémissement à peine sensible, un sourd frisson qui court à travers la forêts ; murmure mystérieux de l’herbe qui pousse, de la feuille qui se déplie et de la sève qui monte ; puis, au bord des taillis où jaunissent les cornouillers en fleurs, au fond des combes humides où le joli-bois épanouit ses calices roses, trois notes éclatent, trois notes vives, lestes et allègrement redoublées ; c’est le premier éveillé des chanteurs, le merle qui siffle sa chanson d’écolier aux arbres à peine bourgeonnants. Il a l’air de crier aux quatre coins de la forêt : « Gai ! gai ! qu’on s’ébaudissent, voici le printemps revenu, voici la Saint-Aubin, où chaque oiseau marque déjà la place de son nid ! ». A ce joyeux boute-en-train deux voix répondent : l’une qui jaillit de dessous les grands couverts, veloutée et vibrante à la fois, c’est le pinson ; l’autre, partant des lisières, claire, naïve et sautillante, c’est la fauvette noire.




Pinson




Ces deux nouveaux chanteurs n’ont qu’une courte mélodie ; mais ils la répètent à satiété, comme s’ils éprouvaient le besoin de se bien convaincre eux-mêmes que l’hiver est sérieusement fini, et qu’en dépit des giboulées d’avril, le printemps n’est pas contremandé.

Là-bas, dans la plaine où les blés et les seigles verdissent, des centaines de voix aériennes et mélodieuses leurs confirment la bonne nouvelle. C’est le choeur matinal des alouettes. Dès l’aube, la première éveillée a pris l’essor, et montant en droite ligne si haut qu’elle a pu monter, comme le matelot à la vigie du grand mât, elle annonce à tout son peuple que voici le temps des amours et des nids, puis elle se laisse retomber, ainsi qu’un fil à plomb, dans les sillons herbeux. Une seconde alouette s’élance, puis une troisième, puis vingt autres ; c’est à peine si on les voit, là-haut, dans la pourpre rosée du soleil levant, mais on entend leur musique lointaine dont les notes semblent s’égrener en perles lumineuses.

Le signal est donné. Partout, des buissons du chemin, des pruniers en fleurs du verger, des berges de la rivière, des gorges profondes de la forêt, un tutti merveilleux emplit la sonorité de l’air : trilles des chardonnerets, gazouillis des pinots et des mésanges, vocalises de la grive, tremolo de la huppe, rentrée du bouvreuil, petite flûte du troglodyte et de la sittelle. Puis, par intervalles, sur ce fond incessamment varié, deux notes redoublées, graves, profondes, rêveuses, traversent l’épaisseur des bois.




Chardonneret



C’est la voix du coucou, ce chanteur invisible et fantasque qui se fait entendre presque en même temps à tous les coins de la forêt, et qui semble rythmer la fuite des heures. On le croit tout près, on le cherche, et son appel sonore retentit déjà au loin. Dans le concert de la joie universelle, c’est lui qui jette la note mélancolique. Ce double son si plein et si mystérieux, qui semble toujours fuir et qui revient sans cesse, est comme une écho des printemps évanouis et des amitiés envolées. Il a l’air de nous soupirer : « Souvenez-vos ! Souvenez-vous !… Donnez une pensée aux disparus, aux ombres aimées qui ne goûteront plus les ivresses du renouveau… Le temps s’écoule et vous emporte… Pour vous non plus, les printemps ne refleuriront pas toujours ! » Mais en dépit des pronostics de ce mélancolique et capricieux avertisseur, la commune allégresse du peuple insoucieux des oiseaux continue de se manifester par une exubérance de chansons. Les feuilles poussent, les muguets embaument, les nids se construisent partout : dans l’herbe, dans la haie, aux creux des arbres morts, à la fourche des branches vertes, et chacun ne songe qu’aux délices de l’heure présente.




Coucou gris




Noires et blanches, véloces avec leurs ailes en fer de flèche, voici que les hirondelles débouchent des rues du village. Intrépides voyageuses, elle arrivent de loin et elles témoignent la joie de se retrouver chez nous par des circuits étourdissants. Buveuses d’air, elles frisent le faîte des toits, elles rasent la terre et l’eau, disparaissent sous les arches des ponts, puis se remontrent en plein soleil ; elles virent, montent, descendent, sans jamais se poser, sans à peine faire entendre un petit cri. La danse silencieuse de ces noires bohémiennes est comme un intermède dans la symphonie du printemps. C’est le ballet au milieu du concert.





Hirondelle




Là-bas, dans la forêt, on chante toujours. A la fois sourd et troublant, résonnant et voilé, du fond des halliers monte le roucoulement des ramiers sauvages. Le son troublé et langoureux s’élève, puis tombe pour renaître encore ; on dirait le soupir de la forêt assoupie et bagarrant à travers son rêve. Ce n’est plus l’aubade joyeuse de l’alouette, ni le babil espiègle du merle, ni l’appel sonore du coucou ; c’est l’intime causerie de deux époux qui s’aiment et qui, pelotonnés dans leur bonheur conjugal, échangent de voluptueuses confidences, douces et fondantes comme un gâteau de miel. Sans souci de ce qui se passe autour d’eux, les ramiers roucoulent, roucoulent, tout entiers à leur mutuelle tendresse et pareils aux amants de La Fontaine,

Ils sont l’un à l’autre un monde toujours beau.
Toujours divers, toujours nouveau…


Pigeons ramiers




Voici que les ombres s’allongent sur les champs ; dans l’eau des étangs le ciel réfléchit son azur plus foncé ; les massifs des bois prennent des tons de plus en plus roux, et la première étoile tremble au-dessus de l’horizon. Les voix s’affaiblissent peu à peu, les oiseaux s’endorment près de leurs nids. On dirait que le concert va finir ; mais ce n’est qu’un faux silence, une pause adroitement ménagée pour préparer l’entrée en scène du grand virtuose du printemps.

Le rossignol chante, et on dirait que la nature entière est aux écoutes. Les admirables airs de ce maître soliste emplissent tout l’intervalle du crépuscule à l’aurore. A côté de lui, les autres exécutants reculent dans la pénombre. Il fait oublier leur faibles romances, comme le muguet embaumé aux blancheurs de lait efface le souvenir des fleurettes d’avril. Avec lui l’enchantement féerique commence. L’hymne du rossignol est le chant de l’amour tyrannique, violent et doux, oppresseur et opprimé, tendre et sensuel. On ne se lasse plus de l’entendre, on voudrait qu’il durât toujours…




Rossignol




Mais rien ne dure. A la mi-juin, l’haleine du maître artiste s’accourcit, et, quand les grands feux de la Saint-Jean flambent dans la plaine, sa puissante voix ne résonne plus dans la nuit. Déjà avant lui se sont tues les fauvettes. Seule, en plein soleil, dans les saulaies de la rivière, l’effarvatte jaseuse lance intrépidement son étourdissante mais vulgaire mélopée. La bruyante musique monte au-dessus de l’eau miroitante, à travers le transparent flamboiement de l’air embrasé, tandis que, là-bas, dans les verges rouges de cerises, les loriots se grisent de jus parfumé et jettent encore leurs trois notes grasseyantes et flûtées. Ce sont les derniers chanteurs de la saison, et leur chanson ensoleillée clôt la symphonie printanière.





Rousserolle effarvatte









Le Lion de pierre (Légende Chinoise)








Traduit du Chinois par Théodore Pavie) - Source Gallica



Le lion de pierre





Dans le ressort du district de Teng-Tcheou se trouve le village de Chy-Teou-Tong ; les habitations, construites en terre, sont très rapprochées les unes des autres et font face au fleuve. Il y a dans cet endroit beaucoup de méchantes gens, et vous en trouveriez fort peu qui pratiquent la vertu.

C’était là cependant que demeurait un certain Tching-Tong-Tsouy, homme plein de probité, qui mettait sa joie dans l’aumône, et ne se querellait point avec ses voisins. Son épouse, Tchang-Chy, avait reçu de la nature un caractère essentiellement doux et affable ; elle dirigeait son ménage avec zèle et économie. Cette femme donna le jour à un fils qui fut nommé Tsouy-Youen ; doué d’un esprit vif et d’une rare sagacité, ce jeune homme avait, à l’âge de dix-huit ans, lu et relu le livre des vers et les ouvrages classiques : aussi son père et sa mère l’aimaient comme une perle précieuse qu’on cache dans le creux de sa main.

Un jour, un vieux bonze vint demander l’aumône à la porte de Tching-Tong. Celui-ci, rajustant à la hâte ses vêtements, courut au-devant du religieux. Quand son hôte fut assis dans la salle, Tching se prosterna en sa présence et s’excusa humblement de n’avoir pas été plus prompt à accueillir sa visite.

Le religieux l’ayant aussitôt relevé, répondit : 

«Le pauvre bonze ne savait trop s’il devait entrer ou retourner sur ses pas, et il attendait que vous vinssiez le recevoir».

La-dessus, Tching fit préparer un repas maigre pour le bonze ; il le servit de son mieux, et quand on fut à table, il lui demanda où il allait.

«Le pauvre religieux, répondit celui-ci, arrive du couvent de Ou-Tay-Chan (La Montagne des cinq Tours), et, voyageant comme une vapeur erratne, il est arrivé jusqu’ici exprès pour vous voir : il a quelque chose à vous communiquer.

-Le grand homme, interrompit Tching, en joignant les mains avec respect, est venu demander l’aumône ou peut-être les vivres prescrits par la loi, et dont il a besoin pour continuer sa route : le vieux Chinois serait-il assez grossier pour les lui refuser ?

-Voilà un homme de bien, songea en lui-même le religieux, puis il ajouta : non, le pauvre bonze n’est pas venu pour demander l’aumône ; mais il a su dans son pays natal qu’il doit y avoir une inondation terrible ; ainsi, faites disposer des bateaux, afin d’être prêt à fuir au jour du danger. Voilà ce que j’avais à coeur de vous annoncer ; je n’ai rien de plus à vous dire.»

Tching ayant écouté ces paroles, demanda avec empressement quel jour le fléau devait se déclarer.

«Ecoutez, dit le bonze : vous connaissez le Lion de pierre qui est au pied de l’arcade Pao-Tsy, dans la rue de l’Est ; lorsque des larmes de sang paraîtront dans ses yeux, vous devrez être prêt à partir.

-Puisqu’un si grand malheur nous menace, reprit Tching, il serait bien d’en avertir tous les gens du village.

-Vos voisins sont tous de méchantes gens, répliqua le bonze en souriant : quelle confiance auraient-ils dans mes avis ? Mais vous, Tching-tong, vous avez cru en moi, et vous échapperez au désastre... Et cependant vous ne laisserez pas que d’être exposé de grands chagrins et enveloppé dans de fâcheuses affaires.

-Et ces prérils, me coûteront-ils la vie ?

-Non, répondit le religieux, rassurez-vous. Donnez-moi un pinceau et du papier, je vais écrire quelques lignes que je vous laisserai, afin que vous gardiez ces choses en votre mémoire.»

C’est le ciel qui envoie les grandes eaux et les inondations ;
S’il se rencontre des animaux doués de sympathie, et
pleins d’une généreuse reconnaissance,
Sauvez-les ; mais si c’est un homme, n’y prenez pas garde !...
Le bienfait produit l’ingratitude, la dette de la reconnaissance
s’acquitte par les douleurs de la prison.


Tching lut ces vers sans en comprendre le sens.

«Un jour à venir, lui dit le bonze, ils seront intelligibles pour vous.»

Puis après avoir achevé le repas maigre, il prit congé de son hôte. Vainement Tching lui offrit dix leangs à titre de présent.

«Le pauvre religieux est une vapeur errante, objecta celui-ci ; à quoi lui servirait cet argent ?»

Et il partit sans rien accepter.


Le premier soin de Tching fut de faire part à sa femme de tout ce qu’il ce qu’il venait d’apprendre ; et aussitôt ils envoyèrent au bord du fleuve Jaune trois domestiques pour louer dix grandes barques.

«Pourquoi donc tous ces préparatifs ? demandaient les gens du village»

Et Tching répondit qu’étant menacé d’une inondation terrible, il rassemblait des bateaux pour échapper au fléau. Les voisins riaient de tout leur coeur à cette explication ; et Tching supportait patiemment leurs railleries. Chaque jour il envoyait sa femme à l’arcade de la rue de l’Est voir si le Lion de pierre versait des larmes de sang.

Depuis plusieurs semaines la bonne dame allait et venait, continuant le cours de ses observations, lorsqu’un jour deux bouchers voisins du monument lui demandèrent le motif de cette démarche. Celle-ci répondit naïvement à leur question ; et, à peine fut-elle partie, que ces hommes grossiers s’amusèrent à ses dépens.

«En vérité, dirent-ils, il y a des êtres bien stupides et bien fous ! Depuis des mois entiers le temps est sec : quelle inondation peut-on craindre ? Et puis, qui a jamais vu des larmes de sang couler des yeux d’un lion de pierre ?»

Or, le lendemain du jour où ils s’étaient si bien moqués de la vieille dame, les deux bouchers, après avoir tué un porc, barbouillèrent de son sang les yeux du Lion. Dès que Tchang-Chy s’en aperçut à sa visite accoutumée, elle courut porter cette nouvelle à son mari. Aussitôt Tching ordonna à ses domestiques de rassembler les meubles et les ustensiles de la maison, et de porter tous ces objets à bord des bateaux.

En ce moment le soleil dardait ses plus ardents rayons, et la chaleur du jour dévorait ceux qui restaient immobiles dehors. Tching-Tong réunit les gens de sa maison, jeunes et vieux, et tous ensemble ils s’embarquèrent. Lorsque le soleil plus pâle déclina à l’horizon, des nuages noirs s’amoncelèrent, une grosse pluie tomba par torrents ; et, dans la nuit du troisième jour, les eaux du fleuve subitement débordées se précipitèrent au milieu du village. En un instant habitants et habitations entraînés pêle-mêle périrent dans les flots : environ vingt mille personnes trouvèrent la mort dans cet affreux désastre. Ainsi cette population qui accumulait sur sa tête une masse de crimes, le ciel voulut qu’elle fût anéantie et disparût victime du fléau ; tandis que Tching-Tong et son épouse Tchang-Chy, qui seuls se plaisaient à pratiquer la vertu, il songea à les sauver, en les faisant avertir par un homme inspiré.
Ce jour-là donc les dix grands bateaux de Tching, obéissant à l’impulsion des eaux débordées, furent attirés au milieu du courant du fleuve ; bientôt les rocs élevés du rivage s’abîmèrent avec fracas au fond des vagues.

D’abord les navigateurs aperçurent un grand singe noir apprivoisé, qui essayait en vain de se maintenir au-dessus des flots prêts à l’engloutir. A cette vue Tching dit à ses gens : 

«Tendez-lui de longs bâtons de bambous qu’il puisse saisir.»

En effet le singe par ce moyen parvint sain et sauf sur le rivage.

Dérivant toujours en ligne droite avec le courant, les bateaux furent portés près d’un arbre flottant sur lequel était un nid de corbeau. Les petits, à peine éclos, ne prenaient point leur vol ; mais l’honnête Tching dit à ses domestiques de le soulever avec des gaffes ; et toute la couvée, déployant ses petites ailes, s’enfuit et fut sauvée.

Enfin, dans un endroit où le fleuve fait un circuit, ils remarquèrent un homme qui, entraîné par la violence des eaux et sur le point d’être submergé, criait au secours.

«Allons vers lui, dit aussitôt Tchin, courons.

-Mais Cher époux, objectait Tchang-Chy, n’oubliez pas les paroles prophétiques du bonze : «Mais si c’est un homme, n’y prenez pas garde !»

-Qu’importe, répondit Tching, nous avons déjà sauvé des êtres d’un moindre prix, et lorsqu’il s’agit d’un homme, est-ce le cas de se montrer sans pitié !»

A ces mots ils ordonna d’allonger des bâtons de bambous à l’aide desquels l’inconnu arraché à la mort put gagner le bateau ; puis il lui fit donner des vêtements en échange des siens qui étaient mouillés.

Le lendemain la pluie cessa, et Tching envoya des domestiques vers sa demeure... Que voient-ils ? Tout le village a été couvert de sable par la violence de l’inondation : la maison de leur maître, bien que fortement endommagée, est la seule qui n’ait pas été détruite par le fléau. Ils rapportèrent cette heureuse nouvelle à Tching-Tong ; et celui-ci, après avoir chargé des ouvriers de réparer les dégâts, débarqua chez lui comme il en était sorti, avec tous les siens, grands et petits. Quant à ses voisins, ceux qui revinrent sous leurs toits, étaient dans la proportion d’un ou deux sur dix.

Cependant Tching voulut savoir si l’homme qu’il avait sauvé était dans l’intention de retourner dans sa famille ; mais à ses questions l’inconnu répondit, en pleurant : 

«Votre serviteur est le fils du boucher Lieou, qui demeurait au pied de l’arcade du Lion de pierre ; son nom est Lieou-Yng. Ses parents ont-ils péri victime du fléau, ou sont-ils encore vivants ? Il l’ignore ; mais la maison qu’ils habitaient a disparu. Le plus ardent désir de votre serviteur, seigneur Tching, serait d’être le valet qui porte votre parasol, espérant ainsi vous témoigner sa reconnaissance pour le grand bienfait dont il vous est redevable.

-Eh bien ! répondit Tching, restez donc près de nous, vous y serez traité comme un fils adoptif.»

Lieou-Yng accepta cette offre avec les marques du plus respectueux dévouement.

Mais le temps vole, rapide comme la flèche ; les jours et les mois passent comme la navette du tisserand.

Depuis la moitié d’une année Tching était de retour dans sa maison, lorsque la mère de l’Empereur résidant à Tong-King, la princesse Tchang, perdit un précieux cachet de jade, sans qu’elle pût savoir où il avait été égaré. Aussitôt l’Empereur Ji-Tsong(1) fit afficher dans toutes les provinces un édit portant que quiconque désignerait le lieu ou se trouvait le cachet perdu serait promu à un grade élevé dans la magistrature.

Or, cette nuit-là, Tching vit en rêve un homme inspiré qui lui dit :

«Aujourd’hui l’Impératrice a égaré un cachet de jade ; cet objet précieux est tombé dans le bassin de porphyre octogone, au fond du palais réservé. Instruit des vertus secrètes qui vous honorent, le maître du ciel m’envoie tout exprès pour vous donner cet avis : faites partir votre fils pour la capitale, afin que, par cette déclaration, il obtienne la récompense promise.

A son réveil Tching-Tong racontait à sa femme le rêve qu’il venait d’avoir, quand les gens de la maison vinrent apprendre qu’à la porte du préfet de Teng-Tcheou était affichée une déclaration entièrement conforme au rapport entendu pendant la nuit, de la bouche de l’être surnaturel. La joie de Tching fut au comble, et il voulait envoyer son fils chercher à la capitale la magistrature promise par l’édit ; mais sa femme s’y opposa.

«Nous n’avons qu’un enfant, disait-elle, devons-nous le laisser s’éloigner de nous : la fortune et la noblesse sont des choses que le ciel donne avec la naissance ! Croyez-moi, cher époux, n’espérez rien de cette affaire.»

Comme elle parlais ainsi, Lieou-Yng s’approcha de ceux dont il était le fils adoptif.

«Votre jeune fils, leur dit-il, n’a point encore acquitté envers vous la dette de la reconnaissance : puisqu’un envoyé céleste est venu vous donner cet avis, il me serait bien doux d’aller à la capitale, en place de mon frère ; si la déclaration faite à sa Majesté me vaut une récompense quelconque, je reviendrai la déposer aux mains de votre cher fils.»

Cette proposition plut beaucoup à Tching-Tong, qui fournit l’argent nécessaire au voyage et en ordonna les préparatifs ; le lendemain Lieou-Yng, tout disposé à se mettre en route, fit ses adieux à sa famille adoptive. Le vieux Tching lui renouvela à plusieurs reprises ses recommandations :

«Si l’affaire réussit, lui dit-il, ne sois pas ingrat.»

Le jeune homme promit et s’éloigna.

Il partit donc dans la direction de Tong-King, arriva bientôt aux portes de la ville et se rendit enfin à l’entrée du palais impérial. Là, il remit une demande d’audience aux gardes qui l’introduisirent près du maître des requêtes ; et Lieou-Yng, ayant décliné ses noms à ce magistrat, lui déclara le lieu où se trouvait le cachet perdu.

Le maître des requêtes fit immédiatement conduire l’étranger à l’hôtel des Postes, en le priant d’attendre au lendemain, et se hâta d’aller communiquer à l’Empereur une nouvelle si importante. Jin-Tsong manda l’Impératrice-mère, et l’interrogea à ce sujet. La princesse se souvint qu’étant allée en compagnie des jeunes filles du palais admirer l’éclat de la lune pendant une belle nuit d’automne, elle s’était approchée du bassin de porphyre octogone, et qu’en plongeant sa main dans l’eau, elle s’était laissée choir par mégarde. En effet, une des filles de sa suite ayant reçu l’ordre de descendre dans le bassin, pour s’assurer du fait, le cachet s’y trouva.

Aussitôt l’Empereur fit venir Lieou-Yng au palais, et lui demanda comment il avait été informé de la présence du cachet au fond du bassin de porphyre. Le jeune homme parla sans mystère, et dit à sa Majesté qu’un avis lui avait été donné en songe par un être surnaturel.

«Je vois bien, s’écria alors Jin-Tsong, que vous avez accumulé des mérites secrets.

Là-dessus il décora Lieou-Yng du titre de second gendre de l’Empereur et lui donna pour épouse la seconde fille de l’Impératrice.

Le fils adoptif de Tching-Tong témoigna au prince la reconnaissance dont il se sentait pénétré : son honneur et sa joie étaient à son comble. Quelques jours après, l’Empereur fit disposer le palais du Fou-Ma (gendre de sa Majesté), qu’il affecta pour résidence à Lieou-Yng.

Arrivé tout d’un coup au faîte des honneurs, des dignités et du pouvoir, le jeune ingrat oublia entièrement ses anciens bienfaiteurs.

Cependant depuis qu’il était parti, et il y avait de cela deux mois, Tching-Tong attendait matin et soir, avec une extrême impatience, quelque nouvelle de Lieou ; lorsque, sur ces entrefaites, un homme venu de la capitale répandit le bruit que ce même Lieou, élevé à la dignité de gendre de l’Empereur, était environné d’une grande gloire. D’après cela Tching se décida à envoyer son fils Tsouy-Youen, accompagné d’un domestique affidé, vers Lieou-Yng. Le fils respectueux prit congé de ses parents et se dirigea vers la résidence impériale. Il ne tarda pas à arriver au but de son voyage ; il chercha immédiatement une hôtellerie où il put descendre, et dès le lendemain se rendit aux portes du palais du Fou-Ma, pour voir des informations.

Au moment où il se présentait à l’entrée de l’hôtellerie, des coureurs arrivèrent en criant d’une voix hautaine : 

«Place ! voilà sa Seigneurie !»

Tsouy-Youen se tint debout à côté de la porte, attendant Lieou-Yng au passage. Celui-ci parut bientôt monté sur un cheval ; il s’avançait rapidement dans la direction du palais ; mais, dès qu’il aperçut son frère qui s’approchait avec l’intention évidente de le reconnaître, il s’écria d’une voix courroucée : 

«Quel est cet audacieux qui ose insolemment me barrer le chemin ! A moi ! gardes, saisissez-le !

-Frère, frère, interrompit Tsouy-Youen, pourquoi donc me refuser connaissance ?»

Mais le nouveau seigneur, toujours furieux, se contenta de répondre :

«Est-ce que j’ai un frère ?»

Et, sans plus d’explications, Tsouy-Youen, entraîné dans le palais, subit le châtiment terrible de la bastonnade : il reçut trente coups.

Quelle horreur ! La violence du supplice avait déchiré en lambeaux la peau et la chair de cet infortuné, le sang ruisselait sur tout son corps ; et dans cet état il fut jeté en prison. Informé des mauvais traitements dont on accablait son maître, le domestique, qui était resté à l’hôtellerie, accourut et demanda la permission de le voir : elle lui fut refusée.

Tsoouy-Youen avait raconté sa douloureuse histoire aux geôliers, et ceux-ci émus de compassion s’empressèrent de lui procurer quelques soulagement. Mais hélas ! élevé au sein de l’aisance, pouvait-il résister à un changement de situation si cruel et si inopiné ? En proie aux tourments de la faim et de la soif, il aurait bien voulu porter à sa bouche un mets savoureux, quand tout-à-coup un singe franchit la porte et entra dans la prison : il portait un peu de viande cuite, qu’il présenta au captif.

A la vue de l’animal, Tsouy-Youen se rappela ce qu’avait fait son père à l’époque de l’inondation et trouva que ce singe ressemblait beaucoup à celui qu’il avait sauvé ce jour-là ; il prit donc et mangea cette viande. Quelques jours s’écoulèrent, au bout desquels le singe reparut avec des vivres ; et il continua ainsi de pourvoir aux besoins de Tsouy-Youen. A force de le voir, les geôliers connurent la cause qui le faisait agir, et ils se disaient :

«Voyez, les animaux sont susceptibles de reconnaissance, tandis que l’homme est ingrat !»

Le singe ne cessait donc pas d’aller et de venir, lorsqu’un jour, de l’autre côté de la muraille, arrivèrent une dizaine de corbeaux qui tous, rassemblés dans la prison, se mirent à pousser des cris douloureux.

«Ce doivent être là, songea Tsouy-Youen, les oiseaux auxquels mon père a sauvé la vie, et il ajouté à haute voix :

-Si vous avez pour moi quelque pitié, allez de ma part auprès de mon père et de ma mère leur porter une lettre.»

Les corbeaux comprirent sa pensée, et ils se mirent à battre des ailes devant le prisonnier. Alors, grâce au pinceau et au papier que les geôliers lui avaient procurés, Tsouy-Youen écrivit un billet, qu’il attacha à la patte d’un des corbeaux ; et l’oiseau prit immédiatement son vol.

Il lui fallut peu de temps pour se rendre à la demeure du vieux Tching-Tong. Assis à côté de sa femme, celui-ci s’étonnait avec elle de ce qu’il n’arrivait aucune nouvelle de leur enfant chéri. Tout aussitôt un oiseau vint s’abattre sur le bord de la table. Tching étonné ne sait que penser ; il regarde la patte du corbeau : .... une lettre y est attachée. Il l’ouvre avec empressement : c’est l’écriture de son fils !... Ce billet lui fait connaître l’ingratitude de Lieou-Yng, et les maux que Tsouy souffre dans sa prison.

A la lecture de cette lettre Tching éclate en sanglots, et quand la pauvre mère apprend la cause de cette douleur, elle mêle ses larmes à celles de son époux.

«Je vous l’avais bien dit dès le commencement, s’écrie-t-elle : il ne fallait pas garder cet homme ! Maintenant les bienfaits ont engendré une inimitié terrible ; notre fis est plongé dans un abîme de maux, et qui sait, hélas! s’il sera possible de l’en tirer !

-Ainsi, ajouta Tching, les animaux ont connu la vertu, et lui, qui a un coeur d’homme, il a pu arriver à cet excès de perversité et d’ingratitude ! Eh bien ! il faut que j’aille moi-même à la capitale, afin de savoir si tout ceci est vrai ou faux.

-Allez, lui répondit Tchang-Chy, notre fils est dans la douleur, hâtez-vous, courez !»

Dès le lendemain Tching ayant disposé ses bagages, dit adieu à sa femme et partit. En peu de temps il arriva à la capitale, chercha un logement ; et, dès que le jour parut, il se mit à parcourir la ville pour avoir des nouvelles, lorsque le domestique qui avait accompagné son fils s’offrit subitement à ses regards.

Couvert de haillons, le pauvre homme allait mendier aux portes : il n’eut pas plus tôt aperçu son maître qu’il se précipita dans ses bras fondant en larmes. Tching-Tong, suffoqué par la douleur, le questionnait avec empressement : il apprit de lui tous les détails de cette fatale aventure ; toutefois il se refusait à y croire, il voulait courir au palais, pénétrer jusqu’à Lieou-Yng et le voir. Mais le fidèle serviteur le retint de toutes ses forces et l’empêcha de partir : il redoutait pour son maître la violence du nouveau prince.

Pendant ce temps, on annonça que le gendre de l’Empereur allait passer ; et toute la population fuyait devant son cheval. Tching-Tong se plaça debout en face de l’hôtel pour l’attendre ; et dès que le parvenu fut arrivé près de lui, le vieillard s’écria : 

«Lieou-Yng, mon fils, aujourd’hui que vous êtes riche et comblé d’honneurs, avez-vous oublié votre père ?»

Le Fou-Ma leva les yeux, et reconnaissant son bienfaiteur, il passa sans détourner la tête. Cependant le vieux Tching s’attachait aux pas de son cheval et courait après lui ; il parvint jusqu’aux portes du palais, qu’on ne lui permet pas de franchir. Emporté par la colère, le vieillard s’écriait :

«Que tu ne me reconnaisses point, passe encore ; mais pourquoi fait-tu endurer à mon fils de si cruels tourments au fond d’un cachot ?»

La-dessus il se rendit au palais du juge Pao-Kong (2), pour y déposer une requête d’accusation.

Précisément Pao-Kong revenait de brûler des parfums dans le temple : Tching se jeta à genoux à la tête de son cheval et lui présenta sa pétition. Après l’avoir introduit dans le palais, le juge adressa des questions détaillées au pauvre vieillard, qui raconta l’aventure non sans verser bien des larmes, tant la douleur l’accablait.

«Restez ici, dans mon hôtel, lui dit Pao.»

Et il envoya un huissier du tribunal à la prison, s’informer auprès des geôliers s’ils avaient sous leur garde un individu appelé Tsouy-Youen.

«Oui, oui, dirent ces derniers : tel mois, tel jour, on l’a mis au cachot ; toute nourriture lui est refusée ; il est traité avec le dernière cruauté.»

Aussitôt Poa-Kong ordonna aux geôliers de cesser toute rigueur à l’égard du captif, et le lendemain il députa des huissiers auprès de Lieou-Yng le Fou-Ma, pour le convier à un banquet, dans son hôtel, invitation à laquelle le fier parvenu s’empressa de répondre. Après avoir conduit son convive dans la salle du fond, Pao prescrivit aux gardes armés de se tenir à la porte, et de ne laisser entrer ni sortir qui que ce fut : dociles aux volontés du maître, ils se placèrent à leur poste.

Vers la fin du repas, et on avait bu largement, Pao-Kong demanda avec un accent de colère simulée, pourquoi on ne versait plus de vin. Le majordome répondit que tout était bu.

«Ah ! répliqua Pao-Kong en riant, il n’y a plus de vin... eh bien ! apportez de l’eau ; qu’à cela ne tienne.»

Les domestiques obéirent, et bientôt on servit une grande cruche. Le ministre y puisa, remplit une tasse copieuses et la présenta à Lieou-Yng, en lui disant :

«Illustre Fou-Ma, grand homme, conformez-vous aux circonstances et buvez !»

Pao-Kong me manque, songea Lieou-Yng, puis élevant la voix avec colère :

«Seigneur juge, dit-il, vous aimez à plaisanter. Sa Majesté m’a ennobli et revêtu d’une charge ; tout le monde me respecte !... Pourquoi donc m’inviter à boire de l’eau au lieu de vin ? 

-Noble Fou-Ma, répondit Pao-Kong, ne vous formalisez pas ! Si tous les magistrats témoignent du respect à votre grandeur, il est un certain Pao qui se permet de vous mépriser ! Cette année même, il y a six mois, vous avez bu un fameux coup dans le fleuve ; ne pouvez-vous par hasard avaler cette coupe ?»

Ces mots firent frissonner Lieou-Yng de la tête aux pieds ; et tout-à-coup Tching-Tong s’avança vers lui, le montra du doigt et s’écria, en le maudissant :

«Monstre d’ingratitude, vil scélérat, après avoir trop longtemps abusé de mes bienfaits, maintenant tu abuses des faveurs de l’Empereur ! J’espère que le grand ministre daignera me rendre justice.»

A un signe de Pao-Kong on saisit Lieou ; il est dépouillé du bonnet et de la ceinture, insignes de sa dignité ; ensuite on l’étend sur les degrés du palais, et on lui donne quarante coups de bâton, afin de le forcer à avouer son crime.

Lieou-Yng vit bien que cela tournait mal pour lui ; il déchargea donc sa conscience et fit des aveux complets. Pao-Kong voulut qu’on mit au cou du misérable la cangue la plus rude, puis on le jeta en prison. Le lendemain le juge présenta à ce sujet une requête à l’Empereur. Jin-Tsong, ayant fait appeler Tching, le reçut dans son palais, l’interrogea avec bonté et écouta le récit de cette étrange aventure.

«Puisque votre vertu, dit alors le prince, en donnant de grands éloges au vieillard, s’est distinguée d’une manière si éclatante, votre fils recevra le titre de noblesse du premier rang, avec une charge qui lui donne des appointements ; et dès demain nous le proclamerons d’une manière officielle.»

Tching-Tong se retira après avoir exprimé sa reconnaissance à l’Empereur.

Le lendemain l’ordonnance promise fut publiée. Lieou-Yng qui, paré des mérites d’autrui et oubliant tout sentiment d’équité, s’était montré ingrat et cruel, fut condamné à la peine de mort ; Tsouy-Youen reçut le titre de commandant militaire dans le district de Wou-Hien, et il devait ce jour même monter à cheval pour se rendre au lieu de sa charge. Quant à son père, qui pendant toute sa vie s’était plu à la pratique du bien, un édit particulier ordonna aux magistrats d’élever en son honneur une arcade destinée à conserver le souvenir de ses vertus.

Conformément à la teneur du décret impérial, Pao-Kong fit sortir de la prison Tsouy-Youen et lui remit, avec le bonnet et la ceinture, le diplôme de sa nomination : le nouveau magistrat partit donc pour le lieu de sa résidence.

Au solstice d’hier de la même année, le coupable Lieou-Yng fut décapité.






(1) L’Empereur Jin-Tsong, de la Dynastie des Song, monta sur le trône en 1023.
(2) Pao-Chy, ministre de la justice sous Jin-Tsong, est célèbre en Chine par ses jugements, qui on servi de sujet à bien des drames, des nouvelles et des histoires fantastiques.