Mon cricri
J’habitais alors l’ancien boudoir de ma grand-mère. Mes deux enfants occupaient la grande chambre attenante. Je les entendais respirer, et je pouvais veiller sans troubler leur sommeil. Ce boudoir était si petit, qu’avec mes livres, mes herbiers, mes papillons et mes cailloux (j’aillais toujours m’amusant à l’histoire naturelle sans rien apprendre), il n’y avait pas de place pour un lit. J’y suppléais par un hamac. Je faisais mon bureau d’une armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire, et qu’un cricri(1), que l’habitude de me voir avait apprivoisé, occupa longtemps avec moi. Il y vivait de mes pains à cacheter, que j’avais soin de choisir blancs, dans la crainte qu’il ne s’empoisonnât. Il venait manger sur mon papier pendant que j’écrivais, après quoi il allait chanter dans un certain tiroir de prédilection. Quelquefois il marchait sur mon écriture, et j’étais obligée de le chasser pour qu’il ne s’avisât pas de goûter à l’encre fraîche. Un soir, ne l’entendant plus remuer et ne le voyant pas venir, je le cherchai partout. Je ne trouvai de mon ami que les deux pattes de derrière, entre la croisée et la boiserie. Il ne m’avait pas dit qu’il avait l’habitude de sortir, et la servante l’avait écrasé en fermant la fenêtre.
J’ensevelis ses tristes restes dans une fleur de datura que je gardai longtemps comme une relique ; mais je ne saurais dire quelle impression me fit ce puéril incident. J’essayai bien de faire là-dessus de la poésie, j’avais ouï dire que le bel esprit console de tout ; mais, tout en écrivant la Vie et la Mort d’un esprit familier, ouvrage inédit et bien fait pour l’être toujours, je me surpris plus d’une fois toute en larme.
- Cricri : nom donné, d’après son cri, au grillon.