Illusion d'optique


Mon âne (G. Sand)









Georges Sand (Histoire de ma vie)

Mon âne



Il y avait à la maison un âne, le meilleur âne que j’aie jamais connu : je ne sais s’il avait été malicieux dans sa jeunesse comme tous ses pareils ; mais il était vieux, très vieux ; il n’avait plus ni rancunes, ni caprices. Il marchait d’un pas grave et mesuré ; respecté pour son grand âge et ses bons services, il ne recevait jamais ni corrections, ni reproches, et s’il était le plus irréprochable des ânes, on peut dire aussi qu’il était le plus heureux et le plus estimé.

On nous mettait, Ursule et moi, chacune dans une de ses bannes, et nous voyagions ainsi sur ses flancs sans qu’il eût jamais la pensée de se débarrasser de nous. Au retour de la promenade, l’âne rentrait dans sa liberté habituelle ; car il ne connaissait ni corde, ni râtelier.

Toujours errant dans les cours, dans le village ou dans la prairie du jardin, il était absolument livré à lui-même, ne commettant jamais de méfaits, et usant discrètement de toutes choses.

Il lui prenait souvent fantaisie d’entrer dans la maison, dans la salle à manger et même dans l’appartement de ma grand-mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, le nez sur une boîte de poudre d’iris qu’il respirait d’un air sérieux et recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu’au loquet, d’après l’ancien système du pays, et comme il connaissait parfaitement tout le rez-de-chaussée, il cherchait toujours ma grand-mère, dont il savait bien qu’il recevrait quelque friandise. Il lui était indifférent de faire rire ; supérieur aux sarcasmes, il avait des aires de philosophe qui n’appartenaient qu’à lui. Sa seule faiblesse était le désoeuvrement et l’ennui de la solitude qui en est la conséquence.

Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pièces, et arriva à la porte de la chambre à coucher de ma grand-mère ; mais trouvant là un verrou, il se mit à gratter du pied pour avertir de sa présence. 

Ne comprenant rien à ce bruit, et croyant qu’un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand-mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vient à la porte, et tomba sur l’âne en jetant les hauts cris.

L'Ane (J. Delille)






L’Ane




Moins vif, moins valeureux, moins beau que le cheval, 

L’âne est son suppléant et non pas son rival ;

Il laisse au fier coursier sa superbe encolure,

Et son riche harnais, et sa brillante allure.

Instruit par un lourdaud, conduit par le bâton

Sa parure est un bât, son régal un chardon.

Pour lui Mars n’ouvre point sa glorieuse école(1) ;

Il n’est point conquérant, mais il est agricole ;

Enfant, il a sa grâce et ses folâtres jeux ;

Jeune, il est patient, robuste et courageux,

Et paye en les servant avec persévérance,

Chez ses patrons ingrats sa triste vétérance.

Son service zélé n’est jamais suspendu ;

Porteur laborieux, pourvoyeur assidu,

Entre ses deux paniers de pesanteur égale,

Chez le riche bourgeois, chez la veuve frugale,

Il vient, les reins courbés et les flancs amaigris,

Souvent à jeun lui-même alimenter Paris.

Quelquefois, consolé par une chance heureuse,

Il sert de Bucéphale(2) à la beauté peureuse ;

Et sa compagne enfin va dans chaque cité

Porter aux teints flétris les fleurs de la santé(3).

Il marche sans broncher au bord du précipice ;

Reconnaît son chemin, son maître et son hospice :

De tous nos serviteurs c’est le moins exigeant ;

Il naît, vieillait et meurt sous le chaume indigent ;

Aux injustes rigueurs dont sa fierté s’indigne

Son malheur patient noblement se résigne.

Enfin, quoique son aigre et déchirante voix 

De sa rauque allégresse importune les bois,

Qu’il offense à la fois et les yeux et l’oreille,

Que le châtiment seul en marchant le réveille,

Qu’il soit hargneux, revêche et désobéissant,

A force de malheur l’âne est intéressant ;

Aussi le préjugé vainement le maltraite,

En dépit de l’orgueil il aura son poète.

Homère qui chanta tant de héros divers

Auprès du grand Ajax(4) le plaça dans ses vers,

La fable le nomma le coursier de Silène.

Ami des voluptés, il naquit pour la peine.

Et moi qui déplorais le sort des animaux,

J’ai dû peindre ses moeurs, ses bienfaits et ses maux.



J. Delille






(1) L’école de Mars, c’est-à-dire les exerciez de la guerre.

(2) Bucéphale, cheval célèbre d’Alexandre-le-Grand, roi de Macédoine.

(3) Le lait d’ânesse est employé et reconnu pour ses vertus dans le domaine de la beauté et de la santé.

(4) Ajax, l’un des héros de la guerre de Troie.



L’histoire de l’Hôte (Charles Dickens)












L’histoire de l’hôte


Il y avait une fois, comme disent les contes d’enfants, un marchand qui revint des contrées lointaines dans son pays natal, où il rapportait, dans un petit coffret, des diamants qui auraient suffi pour la rançon d’un roi. Ce marchand avait vieilli dans son commerce. Tous les instincts généreux avaient disparu de son coeur refroidi, et les cendres du feu de la jeunesse couvraient ce coeur qui ne connaissait plus ni joie, ni pitié. En revanche, il était toujours habile et dur en affaires, ne calculant que le tant pour cent. Pour enfler ses bénéfices ou sauver un denier, il eût vu d’un oeil sec tous ses enfants descendre au tombeau s’il avait s’il avait eu des enfants. Comme un bloc de pierre, il semblait complet en lui-même, isolé de tout ; ni sang ni sève ne couraient dans ses veines ; mais il avait la soif de l’or, comme la terre béante après la malédiction d’une longue sécheresse, aspire après la pluie ; et lorsqu’il voyait un autre marchand aussi riche que lui, il brûlait du désir de le dépouiller, par la force ou la ruse.

Le voilà descendu sur le rivage sablonneux de la mer, une fois de plus, il foule le sol natal. Il reconnaît tous les rochers de l’aride plage ; il reconnaît la rivière qui serpente au loin. Il revoit des scènes qui lui sont familières ; il entend parler une langue qui l’est également pour lui. Il s’arrête. Peut-être que les années ont un instant laissé son cerveau libre, comme le reflux de la mer découvre la grève, et qu’il va se retrouver jeune un instant ? Peut-être, par une émotion étrange et toute nouvelle pour lui, l’amour de la patrie va-t-il rafraîchir son coeur comme une rosée ? Hélas ! non, il ne pense qu’une chose, au moyen de se coucher cette nuit sans qu’il lui coûte rien.

Il gravit donc le chemin tortueux de la petite ville ; là il entend parler du renom d’un prince marchand qui habite le voisinage, et dont la libération égale le luxe royal. On lit ces mots, inscrits sur la porte toujours ouverte de sa demeure hospitalière :

«Ici, tout le monde est bien venu, riche ou pauvre !» 

Notre avare se hâte de tourner ses pas de ce côté. Bientôt il aperçoit dans un agréable lieu, entouré de masses de feuillages où murmure la brise, les reflets du marbre blanc au milieu des sombres arbres. En approchant plus près, il voit s’élever des murs d’une architecture splendide, percés de nombreuses croisées qui étincellent comme des yeux, et ornés de statues, qui de la hauteur où elles sont placées, ressemblent à des anges faisant halte un instant dans leur vol vers le ciel. Il admire de longs rangs de colonnades, des lampes d’or sous des portiques, de vastes terrasses couronnant l’édifice et offrant de paisibles retraites au milieu des airs : tel était le palais du prince marchand.

A travers les vastes portes, on entendait retentir sans cesse le sons des instruments de musique, ces accords qui, portés sur des ailes légères, semblent planer autour de nous et murmurer des choses d’un monde lointain dans une langue divine et inconnue.

Le marchand avare entra dans la salle, et voyant le maître assis à table, il lui cria : «Ô noble et grand prince, tu vois à tes pieds un pauvre marchand ruiné, qui implore de ta miséricorde un peu de nourriture, pour ne pas mourir de faim sur la grand’route. C’est à ta gracieuse charité qu’il a recours, et il s’agenouille devant toi.» L’hôte se leva, prit le marchand par la main avec un sourire de bonté, lui parla avec chaleur d’âme, et lui donna à boire et à manger de ses mains. Mais l’avare regardait tout ce qui l’entourait d’un oeil de convoitise, et bientôt la splendeur éclatante de cette maison, toute cette prodigalité de richesse, toutes ces merveilles du luxe, l’or étincelant partout, les pierres précieuses dans l’air scintillant comme des étoiles, éveillèrent en lui une pensée infernale de l’enfer, suspendirent sa respiration, précipitèrent le mouvement de son sang et souillèrent dans son oreille un diabolique conseil. «Quand toute la maison reposera, se dit-il ; quand le sommeil aura scellé toutes les oreilles et tous les yeux ; quand, fatigués par l’éclat et le bruit du festin, tous les sens seront assoupis, je me lèverai, je saisirai tout ce que je pourrai saisir et je le placerai en sûreté dans le cour d’honneur jusqu’à l’aube. Puis pour m’échapper sans éveiller les soupçons, je mettrai le feu à ce palais ; je brûlerai le phénix dans son lit de parfums.»

Quand la fête fut finie, tout le monde se retira pour se livrer au repos, et le vieux marchand, aux lèvres perfides, dit à l’hôte : «Mon doux seigneur ! un esprit blessé vient d’être guéri par le baume de votre amour. Puisse celui qui règne dans les cieux augmenter encore vos richesses. Cette nuit même contribuera peut-être à remplir vos coffres-forts. Pourquoi me regarder d’un air incrédule ? Souvent le ciel accomplit son oeuvre dans les ténèbres et durant le sommeil. Oui, j’en ai le pressentiment, ma langue vient de prophétiser.»

L’hôte lui répondit du ton le plus courtois. On conduisit les convives dans les chambres préparées pour les recevoir. La lumière et la gaité s’évanouirent à la fois de la salle, et le sommeil appesantit toutes les paupières, hors celles du meurtrier. Le voyez-vous assis, les yeux fixés sur la large flamme de la lampe, qui vacille et secoue les ombres comme la main d’un spectre. Il pense au noir dessein qu’il a formé, il écoute le silence qui l’entoure ; il entend au dehors souffler la bise, chanter le grillon et gémir le solitaire oiseau de  la bruyère voisine. Enfin il prend sa lampe et sort furtivement de sa chambre. La maison silencieuse semble sa complice. Les ombres s’agitent le long des escaliers et ses pas comme des démons couverts d’un linceul noir. Les colonnes de marbre, avec leur blancheur de spectre, semblent, du milieu des ténèbres, venir au-devant de la lumière. Un silence sinistre règne partout. Personnification de l’avarice ou visage astucieux, le criminel marchand entre dans la salle du banquet, maintenant froide et déserte. Il remplit un sac de vaisselle d’or, de bijoux et de pierreries ; il prend tout ce qu’il trouve à sa fantaisie, et joignant à son butin la caisse qui renferme ses propres diamants, il cache tout dans un coin de la cour d’honneur.

Et maintenant, réveillez-vous, imprudents qui dormez ; car autour de vous, le meurtre rôde. Un démon s’est glissé dans la maison hospitalière, et pendant votre sommeil, il rampe autour des fondements de l’édifice ; il amasse les fagots et la paille ; il y met le feu. Bientôt les flammes, prenant de la force, feront éclater ces pierres massives ; elles les envelopperont d’un épais manteau de fumée, et leur clarté sinistre déchirera la nuit. Déjà la Terreur montre sa tête hideuse. Le crime, enfant, grandit et se fortifie. Adieu la joie! adieu les fêtes ! Les flammes mordent et dévorent les poutres, s’élancent à travers les croisées et se tordent comme des serpents. Les énormes colonnes sont embrasées ; les conduits de plomb se fondent et coulent comme des ruisseaux ; le feu agile s’élance au sommet de l’édifice et trace dans le ciel des arabesques d’un rouge sanglant. Partout bondissant des flammes, partout éclatent des gerbes d’étincelles. La nuit s’est enfuie !

Aux premières rumeurs de l’incendie, l’hôte, ses convives et tous ses serviteurs se précipitent pêle-mêle, en tumulte, hors de la maison et dans la vaste cour. Alors seulement ils osent regarder derrière eux ; ils voient l’édifice hospitalier dévoré par des serpents de feu ; ils pleurent et se mordent les mains, ils invoquent le ciel !.

Cependant le marchand criminel, qu’au milieu même de l’incendie l’avarice dévore, cherche encore du butin dans les chambres désertées par les plus riches convives, et que le feu n’a pas encore atteintes. Enfin, il songe à fuir et regarde dans la cour, mais il est trop tard; la cour est pleine de monde, ce qui lui ôte l’espoir de parvenir, en ce moment du moins, jusqu’au trésor qu’il a caché. «Je suis perdu ! s’écrie-t-il, je suis perdu !» La maison n’a pas de porte dérobée qu’il connaisse, et quand il essaie de franchir le seuil hospitalier, un feu vengeur se dresse devant lui et le tient, pour ainsi dire, en arrêt comme un limier. C’est le feu maintenant qui est le maître du logis, et lui l’esclave. Il fuit, il court comme un insensé ; il va et revient sur ses pas ; il implore du secours, mais il sait qu’il ne peut lui en venir ; il grince des dents comme une bête féroce en cage. Les flammes impitoyables rugissent autour de lui et brulent déjà ses vêtements. Il hurle à son tour : «Je ne puis plus fuir le feu que j’ai allumé me tient emprisonné.» Les dalles sont brûlantes ; l’air même s’embrase et siffle. Pour sauver sa vie, il monte au haut de la maison ; il court à une fenêtre de derrière et voit au loin le ciel rouge comme du sang. C’est la seule chance qui lui reste. Il s’élance par la croisée au milieu des arbres ; tout meurtri et à demi-étourdi par sa chute, il se lève de nouveau, proférant d’étranges paroles et se maudissant lui-même. La tête lui tourne, il bronche à chaque pas ; mais cependant il poursuit sa course et finit par disparaître dans l’obscurité lointaine.

Le bruit et les clameurs ont enfin réveillé tous les voisins, qui aperçoivent la clarté sinistre et la fumée. Ils se lèvent, ils accourent ; ils jettent de l’eau sur les flammes, et bientôt l’incendie se laisse maîtriser. La lueur rougeâtre du ciel se dissipe et la nuit revient. Les fenêtres vides, avec leur feu intérieur, ressemblent encore à des yeux luisants dans les ténèbres. Ces yeux scintillent longtemps et finissent par se fermer. Alors, avec des cris joyeux, les fugitifs rentrent dans la maison, dont la plus grande partie est restée intacte, et tous se réjouissent en leur coeur que les ravages ne soient pas plus grands. Le maître de ce brillant palais regarde autour de lui, et voit que tous ses convives, tous ses serviteurs sont sains et saufs, personne n’a perdu un cheveu. Il ne manque que le vieux marchand ; lui seul ne répond pas à l’appel ; on ne trouve nulle part ses traces, quoiqu’on cherche dans toutes les salles vides et sous les ruines fumantes amoncelées contre les murs. On aurait fini par croire qu’il ne s’était pas réveillé à temps pour fuir, lorsque, sous un monceau de bois calciné, la lanterne est découverte. C’est par là que le fou a commencé ; alors ils se disent entre eux : «C’est donc et homme qui a allumé l’incendie où nous avons failli périr tous.» Et, dans le même instant, d’autres personnes trouvent dans la cour le butin que le misérable avait amassé. Mais, ô surprise étrange ! ce butin est prodigieusement augmenté par un petit coffret où sont enfermés les plus beaux diamants de l’Orient, diamants plus précieux qu’une couronne !

Une proclamation fut faite dans tout le pays d’alentour, pour savoir si personne ne réclamait ces riches pierreries ; mais personne ne les réclama. Leur véritable possesseur se gardait bien de reparaître pour faire voir ses tires. Ils finirent donc par appartenir bien légitiment à celui que leur premier propriétaire avait payé d’une si noire ingratitude ; et leur valeur était préférable mille fois aux dommages causés par l’incendie.

Ce fut ainsi qu’une joie nouvelle sortit d’une calamité imprévue ; et l’avare marchand, qui croyait mentir, avait été prophète malgré lui.