Enfants de la lune (Robert Middleton)




L’enfant se tenait à la lisière de la partie boisée du parc, là où les arbres commençaient à faire place à de tendres pelouses qui descendaient en pente douce vers une imposante demeure. Il n'avait pour tout vêtements qu'un pantalon bouffant déchiré, qu'une chemise sans boutons qui bâillait sur sa jeune poitrine ; ses jambes, son cou blanc et son torse pâle faisaient au clair de lune quatre tâches d'argent; et sa chevelure en désordre, qui ne formait, le jour, qu'une masse ardente et dorée, ressemblait à cette heure à un nuage lourd contrastant avec le visage mortellement blême. Il serrait contre lui une énorme brassée de fleurs, roses et lis mouillés de rosée, où la lune attachait des diamants, et qui ne pouvait provenir que du ravage des parterres. Leurs pétales glacées caressaient la jeune joue, et les narines de l'enfant en aspirant le parfum jusqu'à l'enivrement. Partout où les épines des roses les avaient déchirés dans l'ombre, ses petits bras lui faisaient mal mais les caresses délicates de la douleur n'avaient d'autre effet que d'approfondir pour lui la merveille de la nuit qui l'enveloppait comme un vêtement.

Derrière l'enfant rêvaient les bois sombres ; au-dessus de lui, les étoiles innombrables tremblaient en se balançant dans l'espace ; mais ni les bois ni les étoiles ne lui étaient rien, car, bien loin par-delà les pelouses, que recouvrait, à la hauteur de genoux, une nappe légère de brouillard, brillait devant ses yeux avides la splendeur d'un palais de contes de fées. Rouge, orange et or, les lumières d'une fête enchantée, jaillissant du palais par cent fenêtres, pénétraient l'enfant de l'émerveillement de voir enfin à l'état de veille les joyaux qu'il avait si longtemps désirés pendant son sommeil. Immobile à l'orée du bois, il emplissait ses yeux de ce spectacle jusqu'à ce qu'il fussent pleins de larmes, et que les lumières enchantées se missent à danser toutes seules dans l'ombre alentour. A ses oreilles, qui ne percevaient plus la plainte des oiseaux de nuit, ni les mouvements furtifs des lapins dans les taillis, une musique lointaine versait sa chanson. Les fleurs qu'il tenait dans ses bras semblaient elles-mêmes bercées par cette musique; le coeur de l'enfant battait à l'unisson de la pulsation mystérieuse de la nuit. Tel était le ravissement de ses sens qu'il ne vit point venir la petite fille; elle put ainsi l'examiner attentivement tout à loisir avant de se décider à l'appeler doucement à travers la pâleur du clair de lune :
-"Petit ! Petit !"
Au bruit de cette voix, l'enfant se retourna, regarda la fillette avec des yeux surpris. Il vit d'elle surtout son petit visage animé, sa robe blanche. 

-"Etes-vous une fée ? dit-il d'une voix rauque ; car le brouillard nocturne emplissait sa gorge. 

-Non, dit-elle. Je ne suis qu'une petite fille. Et tu es sans doute un enfant des bois ?..." 

Il garda le silence, la regardant toujours de tout son visage intrigué. Quelle était cette petite créature blanche à la voix tendre, sortie soudain du fond de la nuit ? 

"...A dire vrai, poursuivi la petite, je suis venu voir des fées. Il y a dans le bois un cercle magique. Tu peux y venir avec moi si tu veux !" 

Il fit de la tête un signe d'accord, car il avait peur de parler, et la suivit dans le bois, marchant à son côté et serrant toujours les fleurs contre sa poitrine. "Que regardais-tu quand je t'ai trouvé ? dit-elle 

-Je regardais le palais, murmura l'enfant. Le palais des fées. 

-Le palais ? répéta la fillette. Mais... ce n'est pas un palais ! C'est la maison où je demeure !" 

L'enfant la dévisageait avec surprise, et sa crainte ne faisait que grandir. Si elle était elle-même une fée après tout ? De son côté la fillette se rendait compte que les pieds de son petit compagnon ne faisaient aucun bruit sur la terre, tandis qu'elle entendait clairement celui des souliers qu'elle portait. 

"Est-ce que les épines ne piquent pas tes pieds ?" dit-elle 

Mais l'enfant ne répondit pas, et un silence tomba entre eux, la fillette regardant curieusement partout autour d'elle, l'enfant guettant non moins curieusement le regard de sa compagne. Ils arrivèrent ainsi au bord d'un large étang au milieu duquel gargouillait une fontaine. On eût dit que l'eau envoyait à d'invisibles poissons des chapelets de bulles. 

"Sais-tu nager ?" dit la fillette. 

L’enfant secoua la tête : il ne savait pas nager.

"Que dommage ! Nous nous serions baignés dans l'étang. Ce serait amusant de se baigner sans se voir ; mais l'eau ici est assez profonde. Il vaut mieux continuer à marcher vers le cercle des fées." 

La lune jetait d'étranges ombres à travers la clairière où dormait le cercle magique; quand il furent sur le bord, prêtant l'oreille intensément, le bois sembla leur parler par les milles voix de son silence. 

"Tu peux me prendre la main si tu veux !" dit la fillette. 

Sa voix n'était plus qu'un murmure. L'enfant lâcha ses fleurs, qui tombèrent sur ses pieds blancs et chercha la petite main dans l'ombre à tâtons. Il la tint serrée dans la sienne, petite chose vivante, toute chaude de fièvre. 

"Je n'ai pas peur !" dit la fillette. 

Ils attendirent ainsi, la main dans la main, la venue des fées. 


L'homme surgit soudain devant eux, débouchant d'entre les branches argentées des bouleaux. Il portait sur son dos une besace; ses cheveux étaient longs comme ceux des chemineaux que l'on rencontre sur les routes. A sa vue, la fillette faillit crier. Sa main trembla dans celle de l'enfant. Un obscur instinct poussa le garçon à serrer la petite main plus fort dans la sienne. 

"Que voulez-vous ?" murmura-t-il, de la voix que lui avait faite le brouillard. 
L"homme ne paraissait pas moins surpris de la rencontre. 
"Que diable faites-vous ici tous les deux ?" s'écria-t-il. 
Mais sa voix était douce, rassurante. La fillette répondit : 
"Je suis sortie pour voir les fées ! 
-Ah! Voilà qui est bien! dit l'homme. Et toi? (il se tournait vers le petit garçon) Cherches-tu des fées, toi aussi ? Je vois, je vois. Tu as ceuilli des fleurs. Pour les vendre ?" 

L'enfant secoua la tête.
"Non, dit-il, elles sont pour ma soeur." 

Sa voix s'étranglait un peu dans sa gorge. 

"Ta soeur aime les fleurs ?
-Bien sûr, puisqu'elle est morte !" 

Le regard de l'homme devint grave. 
"Tu viens de faire une phrase, dit-il. Les phrases, c'est le diable. Qui t'a dit que les morts aiment les fleurs ? 

-Il les aiment, dit l'enfant, rougissant d'une sorte de honte, à cause de la jolie pensée qui lui était venue. Il les aiment puisqu'ils en ont toujours ! 

-Et vous? interrompit la fillette, qu'est-ce que vous cherchez par ici ?" 

L'homme fit une grimace, comme s'il voulait se moquer, et, regardant autour de lui vers les bords de la clairière (on eût dit qu'il avait peur que quelqu'un l'entendît) : 
"Des rêves ! fit-il brusquement. 

-Mais... votre sac ? dit la fillette après un court silence. 

-Eh bien, il en est tout plein... de rêves !" fit l'homme. 

Les enfants regardaient curieusement le sac, tandis que les petits doigts de la fillette se blessaient à tenter de défaire les cordons qui le tenaient fermé. 

"Comment est-ce fait, vos rêves", dit-elle encore. 

L'homme eut un rire étouffé: 
"A peu près comme les vôtres, je pense, et comme les siens, à lui. Quand vous grandirez, petite femme, vous verrez qu'il n'y a vraiment qu'un seul rêve possible sur terre pour quelqu'un de raisonnable. Mais vous n'avez pas besoin d'être déjà informée de ce qui me soucie. Voici qui fera plutôt votre affaire !" 

De l'une de ses poches, il tira un flageolet et le porta à ses lèvres:
"Ecoutez !" 

A la fillette, il sembla que le petit air qu'il jouait s'enfuyait de la flûte en sautant, qu'il dansait tout autour du cercle magique, comme un vrai lutin, tandis que l'écho s'en venait par saccades à sa rencontre, à travers les arbres ; l'enfant, lui, regardait, bouche bée, et ne disait rien. 

A la fin, quand le lutin commença à bégayer et que l'écho fut à bout de souffle, l'homme détacha de ses lèvres le flageolet et se mit à sourire: 
"Eh bien ? fit-il 

-Merci beaucoup ! dit poliment la petite fille. J'ai trouvé cela très joli. Oh ! petit ! fit-elle soudain, tu me fais mal ! Tu serres trop fort !" 

Les yeux de l'enfant brillaient d'une lumière étrange ; il agitait les bras ; il paraissait en proie à une grande détresse : 

"Tout ce clair de lune perdu ! cria-t-il enfin. Voyez : l'herbe en est toute mouillée !" 

La fillette se tourna vers lui, toute surprise : 
"Mais.... dit-elle, tu as donc retrouvée ta langue ? 

-Maintenant, dit l'homme gravement, tandis qu'il remettait son instrument dans sa poche, j'ai bien envie de vous montrer ce qu'il y a dans mon sac !" 

Il en dénoua les cordons; la fillette se penchait, curieuse. Mais, quand elle vit le sac ouvert, elle laissa échapper un cri et ce cri trahissait une déception : 
"Oh ! fit-elle, des images ! 

-Des images, oui, fit l'homme sèchement, comme un écho, des images de rêves. Je ne sais pas comment vous pourriez bien les voir. Peut-être qu'à la lumière de la lune..." 

La fillette regarda les images avec une attention polie, et, une à une, les tendit à l'enfant. Alors, elle fit une découverte :
"Oh, petit ! cria-t-elle, tu vois ce qui arrive. Tes larmes abîmes les images ! 

-Pardon ! fit l'enfant angoissé. Pardon ! Ce n'est pas ma faute ! 

-Je sais, je sais, fit l'homme vivement. Cela n'a pas d'importance, je suis sûr que tu les avaient déjà vues. 

-Je les connais, dit l'enfant. Je les connaissais toutes. Mais je ne les avaient jamais vues ! Jamais !" 

L'homme se renfrogna pour dire:
"Ah ! quand ces garçons se mettent à parler, c'est le diable en personne !" 

Puis, se tournant vers la fillette, qui ne comprenait pas pourquoi l'enfant pleurait : 
"Il est temps, dit-il de rentrer vous coucher. Vous ne verrez pas de fées ce soir. Il fait trop froid pour elles." 

La fillette bâilla : 
"Ca va en faire une histoire, dit-elle, à mon retour, s'ils se sont aperçus de mon absence ! Mais ça m'est bien égal ! 

-La lune pâlit, dit l'enfant soudain. Voyez ! Les ombres disparaissent ! 

-Nous allons vous reconduire de l'autre côté du bois, poursuivit l'homme, comme s'il n'avait pas entendu. Puis nous vous souhaiterons le bonsoir." 

 Il rangea les images dans son sac et se mit en marche à travers le bois murmurant, sans plus rien dire. A la lisière du bois, la fillette fit halte :

"Toi qui es un enfant des bois, dit-elle, il ne faut pas que tu viennes plus loin. Adieu! Tu peux m'embrasser si tu en as l'envie !" 

Mais l'enfant ne bougea pas ; il se contenta de la regarder d'un air bizarre.

"Je te trouve un peu sot, dit la fillette, rejetant la tête en arrière ; et elle s'en fut fièrement dans le brouillard. 

-Pourquoi ne l'as tu pas embrassée ? demanda l'homme. 

-Ce n'était pas possible, répondit l'enfant. Ses lèvres m'auraient brûlé le coeur." 

Les deux compagnons s'en furent lentement à travers le parc. Au bout d'un moment l'homme dit : 
"Maintenant que la civilisation est allée se coucher, l'heure est venue pour toi d'apprendre ce que sera ta destinée. 

-Ma destinée ? Mais.. je ne suis qu'un petit pauvre, répondit l'enfant simplement. Je ne crois pas du tout que je sois promis à une destinée. Je ne crois pas que j'ai aucune destinée ! 

-Les paradoxes, dit l'homme, servent à cacher l'insincérité des vieux, non à exprimer la simplicité de la jeunesse. Mais je m'égare. Tu as fait ce soir quelques phrases... 

-Des phrases ? répéta l'enfant. Qu'est-ce que c'est que des phrases? 

-Qu'est-ce que c'est que des rêves ? Et qu'est-ce que les roses ? Et qu'est-ce, en fin de compte, que la lune elle-même ? Mon petit, je te tiens, moi, pour un enfant du clair de lune. Tu portes dans les bras ses fleurs pâles; ses blancs rayons ont caressé tes membres nus, et tu préfères les baisers de ses lèvres froides à ceux de cette enfant de la terre. Tout cela est bien mais par-dessus toute chose, tu possèdes la musique de son grand silence. Quand j'ai joué pour toi sur mon pipeau, tu as reconnu la voix de ta mère. Quand je t'ai montré mes images, tu t'es souvenu des histoires qui lui servent à t'inviter au sommeil. Ainsi j'ai su que tu étais son fils, que tu étais mon jeune frère. 

-La lune a toujours été mon amie, dit l'enfant. J'ignorais qu'elle fût ma mère. 

-Peut-être ta soeur ne l'ignore-t-elle pas ! dit l'homme. Les morts heureux sont bien aises de la rechercher pour leur mère. C'est pour cela qu'ils aiment tant les fleurs blanches. 

-Mais nous avons déjà une mère, qui travaille très dur pour nous ! 

-Sans doute, mais celle qui fait si belle ta vie, c'est ta mère qui est dans les nuages ; et la beauté de ta vie est la mesure même de tes jours." 

L'enfant réfléchissait encore à ce qu'il venait d'entendre quand ils atteignirent les grilles du parc. Se faufilant furtivement devant la maison du garde, ils gagnèrent la grand-route. Dissimulé dans l'ombre, un homme était là qui guettait. Dès qu'il vit celui qui accompagnait l'enfant, il surgit de sa cachette et le saisit par les bras. 

"Enfin, fit-il, je te tiens ! Il serait surprenant qu'on te laisse repartir désormais à la légère !" 

Le fils du clair de lune émit un petit rire singulier : 
"Mais... c'est Taylor ! fit-il plaisamment. Savez-vous, Taylor, que vous êtes en train de commettre une regrettable méprise ? 

-C'est bien possible ! fit le gardien, riant lui-même. 

-Vous voyez ce jeune garçon, Taylor ? Eh bien, je vous le jure, et vous pouvez m'en croire, il est encore plus fou que moi !" 

Taylor considérait l'enfant avec une évidente bienveillance. 

"Il est temps d'aller te coucher mon petit bonhomme", dit-il. 

L'homme reprit, la voix sérieuse : 

"Taylor, ce garçon vient de faire trois phrases ! Si on ne se hâte pas de l'enfermer, il fera sûrement un poète ! Avec le feu de sa mère la lune, il portera la torche et l'incendie dans le monde précieux de la raison. Vos palais trembleront sur leurs assises, vos royaumes iront en poussière. Vous voilà prévenu ! 

-Fort bien, monsieur, merci, mais maintenant accompagnez-moi !" 

-Avant d'obéir, l'homme se tourna une dernière fois vers l'enfant : 
"Mon petit, dit-il d'un accent généreux, écoute-moi bien. Reste libre ! Garde ta liberté. Par la grâce de la Providence, tous ceux qui exercent l'autorité sont des fous. Souviens-toi que nous nous retrouverons un jour, sous la lumière de la lune." 

Avec des yeux de rêve, l'enfant regarda son compagnon s'éloigner. Déjà le porteur de besace était presque invisible quand, comme par un miracle, la clarté de la lune ressurgit soudain à travers les arbres et la silhouette s'éclaira. Pendant un instant, un rayon se pose sur la tête de l'homme, la nimbant comme d'un halo ; puis il effleura de sa gloire le havresac aux rêves ; et tout se perdit de nouveau dans l'obscurité.

Alors l'enfant fit demi-tour ; il rebroussa chemin, songeant enfin à regagner sa demeure. Un souffle, de sa fraîcheur, lui caressa la joue. C'était l'haleine de l'aurore.