Près d’un champ peuplé de ces fées que l’on appelle les Pillywiggins, non loin de la lande de Dartmoor, vivait jadis une vieille femme, maîtresse d’une chaumière et d’un ravissant jardin, où elle cultivait le plus merveilleux des parterres de tulipes. Les Pillywiggins, à ce que l’on racontait, aimaient tant cet endroit qu’elle y amenaient leurs bébés et leur chantaient des berceuses pour les endormir. Bien souvent, au plus noir de la nuit, on entendait s’élever une suave chanson, et les accents de la musique la plus mélodieuse qui fût flottaient dans les aires, paraissant émaner des superbes tulipes ; lorsque ces fleurs délicates agitaient la tête dans la brise du sir, on avait parfois l’impression qu’elles scandaient leur propre chant. Dès que les bébés s’étaient endormis, les Pillywiggins regagnaient le champ voisin où elles se mettaient à danser, laissant dans l’herbe des anneaux qui indiquaient, même aux yeux des mortels, à quel genre de gambades elles s’étaient adonnées durant les heures nocturnes.
Au premier rayon de l’aurore, les fées vigilantes retournaient parmi les tulipes où, bien qu’elles soient invisibles, on les entendait embrasser et câliner leurs bébés. Les fleurs, hantées ainsi par ces petites fées, conservaient leur beauté beaucoup plus longtemps que toutes les autres variétés du jardin et, par-dessus le marché, à force d’être constamment caressées par le souffle magique, elles devenaient aussi parfumées que des roses, ce qui était tout à fait contraire à leur nature. La vieille femme qui entretenait le jardin en était si charmée qu’elle ne supportait pas que l’on cueillît une seule de ses tulipes.
Malheureusement, le jour où la pauvre vieille mourut, son héritier arracha les fleurs enchantées pour les remplacer par une plate-bande de persil, geste qui déçut et offensa si bien les Pillywiggins qu’elles firent faner le persil. Pendant de nombreuses années, on ne put d’ailleurs rien faire pousser dans aucun des parterres du jardin. Mais aussi promptes qu’elles soient au ressentiment en cas d’insulte, les petites fées étaient, comme toutes les têtes un peu chaudes, fort capables d’être reconnaissantes envers leurs bienfaiteurs. Et si elles détruisirent tout ce que produisait le jardin de la bonne vieille, lorsqu’il fut tombé entre des mains indignes, elles soignèrent, en revanche, avec une affectueuse sollicitude la terre où reposait la dépouille de leur amie défunte. On les entendit pleurer autour de sa tombe et chanter ses louanges ; jamais elles ne manquaient de rendre hommage à sa mémoire la nuit qui précédait la pleine lune, quand elles se livraient en toute solennité à leurs danses et leurs réjouissances pour saluer la reine de la nuit qui venait d’accomplir son périple céleste. Jamais la moindre main humaine n’entretint la tombe de la pauvre vieille femme qui avait cultivé le parterre de tulipes et pourtant jamais on n’y vit une seule mauvaise herbe. La terre y était toujours couverte d’un épais manteau vert et les plus jolies fleurs y poussaient sans avoir été semées ni plantées ; et cela dura jusqu’au moment où la dépouille mortelle de la veille dame fut revenue à son état de poussière originel.
(Pierre Dubois - Les contes de féérie)