A.Vivaldi "La Folia"




La souris des villes et la souris des champs









La souris des villes et la souris des champs






Un jour d’été, une petite souris, qui vivait dans un joli nid suspendu à une grosse tige de blé, invita une de ses cousines, qui habitait la villa voisine, à venir passer une journée avec elle.

La souris de la ville admira beaucoup les beaux épis dorés et les coquelicots rouges, mais elle trouva le dîner un peu maigre.

- Comment ! dit-elle, tu n’as à manger que des grains d’orge, et quelques racines ? Ce n’est pas vivre ça ! Moi, j’ai toutes sortes de bonnes choses à grignoter tous les jours ! Viens me rendre ma visite, et tu verras.

La petite souris des champs fut très contente de cette invitation. Dès la semaine suivante, elle se rendit à la ville, chez sa cousine, qui habitait la maison d’un riche négociant.





Sa cousine la reçut très bien et la mena d’abord dans le placard de la cuisine. Là, sur la planche d’en bas, il y avait un pain de sucre blanc. La souris de ville fit un petit trou dans le papier avec ses dents, et toutes deux se mirent à grignoter.

La petite souris des champs pensait qu’elle n’avait jamais rien goûté d’aussi bon, quand tout à coup la porte du placard s’ouvrit brusquement : bang ! C’était la cuisinière que venait chercher de la farine.


- Vite ! Vite ! sauvons-nous ! chuchota la souris de ville, et toutes les deux s’échappèrent par le petit trou qui les avait laissées entrer.


La souris des champs était toute tremblante ; mais l’autre dit : «Ce n’est rien ; elle va s’en aller, et nous reviendrons.»




Les souris revinrent et, cette fois, elles grimpèrent tout en haut, sur la planche où il y avait un bocal plein de pruneau, qu’elles se mirent à ronger. C’était encore meilleur que le sucre ! Mais, tout à coup, on entendit un grattement à la porte du placard, et un mi-a-o !...


- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda la souris des champs.



- Chu... u... ... t ! dit sa cousine en courant à son trou où sa camarade la suivit aussi vite qu’elle put. Et quand elles furent en sûreté :



- C’est Mistigri, le gros chat de la maison, dit la grosse souris ; il n’a pas son pareil pour attraper les rats, et s’il nous avait vues !...


- C’est terrible ! dit la petite souris, je vais te mener à la cave. Il y a quelque chose de délicieux là-bas.

Les deux amies descendirent à la cave, et elles virent dans une vielle armoire des rangées de fromages de Hollande. Il y avait aussi des chaînes de saucissons et des barils de pommes sèches, et bien d’autres choses encore ! Ce que cela sentait bon ! La petite campagnarde courait de tous les côtés, grignotait un bout de fromage par-ci, un saucisson par-là, quand elle vit un délicieux morceau de lard grillé dans une drôle de petite machine.

Elle allait y porter la dent, quand sa cousine l’appela :

- Arrête ! arrête ! ne va pas là !

- Pourquoi ? demanda la petite souris en s’arrêtant.

- Cette chose est une souricière, dit l’autre. Si tu avais touché le lard avec tes dents, quelque chose se serait décroché et tu aurais été prise.

La petite souris regarda la trappe, puis le lard ; puis sa cousine.

- Avec ta permission, dit-elle, je pense que je m’en irai chez nous. J’aime mieux n’avoir à manger que du blé et des racines et être tranquille, que d’avoir du sucre  et du fromage et d’être effrayée tout le temps !



Miss Sara Cone Bryant (Comment raconter les histoires aux enfants)








Les souliers rouges (Andersen)

source : gallica.bnf.fr




Il était une fois une jolie petite fille, mais si pauvre qu’en été elle était obligée d’aller toujours nu-pieds, et en hiver de porter de gros sabots ; de sorte que ses petits pieds finirent par devenir tout rouges, et cela paraissait très dangereux.

Au milieu du village demeurait la vieille mère du cordonnier. Elle se mit à l’ouvrage, et confectionna du mieux qu’elle put, avec de vieilles lisières de drap rouge, une petite paire de chaussons. Ils étaient assurément fors laids et très grossièrement faits ; mais son intention était bonne, car ces chaussons étaient destinés à la pauvre petite fille. Catherine était son nom.





Le jours même où l’on enterra sa mère, on lui donna les chaussons rouges ; et elle les mit alors pour la première fois. Certes ce n’était pas là une chaussure de deuil, mais Catherine n’en avait pas d’autre. Elle les mit donc à ses pieds nus, et suivit, ainsi chaussée le cercueil.

Tout à coup, passa par là une grande et belle voiture, dans laquelle était assise une dame âgée et d’une taille élevée. Elle regarda la petite fille, et éprouva de la compassion pour elle. Elle dit au curé : «Mon bon monsieur, donnez-moi cette petite fille, je serai bonne pour elle et en prendrai bien soin».

Catherine s’imagina que cela lui arrivait à cause de ses chaussons rouges ; mais la vieille dame dit qu’ils étaient horriblement laids, et les fit brûler. Cependant Catherine fut habillée tout à neuf, et on lui apprit à lire et à coudre. On lui disait qu’elle était jolie ; mais le miroir lui répétait : «Vous êtes plus que jolie, Catherine, vous êtes belle et charmante.»

A peu de temps de là, la reine du pays vint en voyage de ce côté avec la petite princesse sa fille. Le peuple accourut en foule au palais, et Catherine se trouvait au milieu de cette foule. La petite princesse, tout de blanc habillée, se tenait à la fenêtre et était l’objet de l’attention et de la curiosité générales. On ne voyait pas autour d’elle une nombreuse suite, ni sur sa tête une couronne d’or ; en revanche elle avait de charmants souliers de maroquin rouge. Ils étaient certes autrement beaux que les chaussons confectionnés tant bien que mal pour la petite Catherine par la mère du cordonnier. D’ailleurs y a-t-il au monde quelque chose qui puisse égaler les souliers rouges ?

A la fin Catherine devint assez grande pour être admise à la sainte table et faire sa première communion. On lui donna à cette occasion des robes neuves, et elle dut aussi avoir des souliers neufs. Le premier cordonnier de la ville prit mesure de son pied ; il le fit chez lui, dans sa boutique où il y avait de grandes armoires à glaces toutes remplies de beaux souliers et de bottines bien coquettes et luisantes. C’était en vérité beau à voir ; mais comme la vieille dame n’y voyait pas bien claire, elle n’éprouva pas de plaisir à les regarder.

Or, parmi tous ces jolis souliers, il y en avait justement une parie de rouges tout à fait pareils à ceux qu’avait eu la princesse. Comme ils étaient jolis ! et puis le cordonnier dit à Catherine qu’ils avaient été faits de commande pour l’enfant d’une comtesse, mais qu’ils s’étaient trouvés trop petits.


Les souliers furent essayés ; ils chaussaient parfaitement Catherine, et on les acheta. Mais la bonne vieille dame ignorait tout à fait qu’ils fussent de cette couleur, car elle n’aurait jamais permis que Catherine allât à l’église en souliers rouges. Néanmoins, c’est ce qui arriva.

Toute le monde regardait les pieds de la jeune fille ; et quand elle traversa l’église pour entrer dans le choeur, il lui sembla que les vieilles statues des saints tenaient leurs yeux fixés sur ses beaux souliers rouges. Ce fut là son unique pensée, lorsque l’évêque lui donna le sacrement de la confirmation, pendant tout l’édifiant discours qu’il prononça à cette occasion, pendant que l’orgue faisait entendre ses plus solennels accents auxquels succédaient les voix pures et claires des choeurs. Mais Catherine ne pensait toujours qu’à ses souliers rouges.

Dans l’après-midi, chacun raconta à la vieille dame que Catherine était venue à l’église en souliers rouges ; et la vieille dame de dire alors qu’ils étaient fort laids, qu’il était d’ailleurs tout à fait inconvenant de les porter ; qu’à l’avenir, ce serait en souliers noirs, quand bien même ils seraient vieux et tout usés.

Le dimanche suivant, Catherine s’apprêta pour aller à l’église. Après avoir alternativement considéré à plusieurs reprises ses souliers noirs et ses souliers rouges, elle se décida à mettre encore les rouges.

Il faisait ce jour-là le plus beau soleil qu’on put voir. Catherine et la vieille dame suivirent un sentier à travers champs et où il y avait en chemin beaucoup de poussière.

A la porte de l’église se tenait un vieux soldat invalide, avec une paire de béquilles et une grande belle barbe, plutôt rouge que blanche.

Le fait est qu’elle était rouge. Il fit un profond salut et demanda à la vieille dame si elle voulait qu’il essuyât la poussière de ses souliers. Elle lui répondit oui, et Catherine présenta aussi son petit pied. «Voyez donc ! les beaux souliers de bal que cela fait, dit le vieux soldat : garde à vous, quand vous danserez !» et tout en parlant de la sorte, il appliqua un bon coup de la paume de la main sur la semelle.

La vieille dame lui donna une petite pièce de monnaie pour sa peine, puis elle entra avec Catherine dans l’église.

Chacun dans l’église se prit à regarder les souliers rouges de Catherine, et toutes les antiques statues de saints semblèrent encore fixer leurs yeux sur ces souliers. Quand Catherine s’agenouilla aux pieds de l’autel, elle ne pensa encore qu’à ses souliers. Elle oublia à quel ineffable mystère on avait bien voulu l’admettre en lui permettant de prendre place à la sainte table huit jours auparavant ; elle oublia l’édifiante allocution dont cette pieuse solennité avait fourni le sujet à l’officiant, elle oublia même de faire ses prières...

Enfin tout le monde sortit de l’église et la vieille dame remonta dans son carrosse qui, pendant l’office, était venu l’attendre à la porte. Catherine levait justement le pied pour y monter à son tour, quand le vieux soldat s’écria encore «Voyez donc les beaux souliers de bal !» Et alors Catherine ne put pas s’empêcher d’essayer de faire un ou deux pas de danse, et une fois qu’elle eut commencé de danser, ses pieds ne s’arrêtèrent plus. On eût dit que les souliers exerçaient sur elle une espère de puissance magique. 

Elle s’en alla en effet dansant tout autour de l’église, sans pouvoir s’arrêter, de sorte que le cocher de la veille dame fut obligé de courir après elle, de la saisir par le corps, et de la hisser dans le carrosse. Ses pieds n’en continuèrent pas moins à danser, de sorte qu’il heurtèrent souvent les jambes de la bonne vieille dame. On finit par ôter à Catherine ses souliers, et alors seulement ses jambes demeurèrent en repos.

Quand on fut de retour au logis, les souliers furent placés dans une armoire ; mais Catherine ne pouvait pas s’empêcher d’aller à tout moment les regarder.

A quelque temps de là, la vieille dame se trouva malade, et les médecins déclarèrent qu’elle n’en reviendrait pas. Elle aurait eu besoin d’être bien soignée, bien veillée, et assurément Catherine plus que toute autre était tenue de lui rendre un pareil service ; mais il devait y avoir un grand bal dans la ville, et Catherine y avait été invitée. Elle considérait attentivement sa veille protectrice, sentait l’impossibilité qu’elle guérît jamais, puis allait regarder les souliers rouges en pensant qu’après tout il ne pouvait pas y avoir grand mal de sa part d’aller à ce bal. Il lui vint alors à l’idée d’essayer, tout au moins encore une fois, de mettre ses beaux souliers rouges, fait assurément fort innocent en lui-même, se dit-elle. Elle partit tout à coup pour le bal et se mit à danser.

Toutes les fois qu’elle aurait dû aller à droite, les souliers la faisaient aller à gauche ; et quand il fallut, pour exécuter les figures du quadrille, remonter le salon, les souliers l’entraînèrent du côté opposé, puis en bas de l’escalier, puis dans la rue, puis hors des portes de la ville. Ils s’en allèrent toujours de la sorte dansant, toujours dansant, jusqu’à ce qu’enfin ils la conduisissent dans une grande et sombre forêt.




Là, elle aperçut entre les arbres une vive lumière, et elle crut que c’était la lune, car elle avait tout à fait la figure d’un homme. Le fait est que c’était bel et bien un visage d’homme, car là encore était assis le vieux soldat à la grande barbe rouge, lui faisant des signes de tête et disant : «Voyez donc les beaux souliers de bal !»

Elle tressaillit d’épouvante et aurait bien voulu alors se débarrasser de ses maudits souliers rouges ; mais ils tenaient trop fort. Elle retira ses bas aussi loin qu’elle put, mais les souliers étaient devenus complètement adhérents à ses pieds. Elle fut donc obligée de s’en aller toujours dansant, dansant à travers plaines et marais, dansant par la pluie et par la clarté du soleil, dansant nuit et jour ; mais c’était surtout pendant les heures de la nuit, que cela faisait un effroyable supplice !

Elle dansa jusqu’au cimetière, mais les morts n’ont guère envie de danser, et de fait ils ont bien mieux à faire ! Elle essaya de s’asseoir sur le tombe du pauvre, là où croît l’amère tanaisie(1). Mais il ne pouvait y avoir de repos pour ses membre fatigués, et quand elle arriva du côté de la grande porte de l’église qui était tout ouverte, elle aperçut là un ange, en longs vêtements blancs, avec des ailes qui de ses épaules descendaient jusqu’à terre. Son visage était grave et sévère, et à la main, il tenait un glaive grand et brillant.




«Vous continuerez, lui dit-il, vous continuerez à toujours danser ainsi avec vos souliers rouges jusqu’à ce que vous ne soyez plus qu’un squelette ! vous danserez de porte en porte, frappant à toutes les maisons où demeurent des enfants vaniteux et orgueilleux, afin qu’ils vous entendent et qu’ils tremblent ! Allons, dansez !»

«Grâce ! grâce !» s’écria Catherine ; mais elle n’entendit pas la réponse de l’ange ; car les souliers l’entraînèrent à travers la contrée, par les grandes routes et par les chemins de traverse, toujours, toujours dansant.

Un matin, elle passa en dansant devant une porte qu’elle connaissait fort bien. Cette porte était toute tendue de noir, et une bière sur laquelle étaient placés un couronne de fleurs et un crucifix en sortit tout à coup. A cela elle comprit que la vieille dame, sa bienfaitrice, était morte ; elle se sentit alors abandonnée par tout le monde et condamnée par l’ange de Dieu.





Elle s’en allait cependant toujours dansant, toujours dansant, obligée de danser même au milieu de l’obscurité des nuits. Les souliers rouges la conduisaient à travers les ronces et les épines qui vous déchiraient ses pieds et vous les mettaient tout en sang. En dansant de la sorte à travers les bruyères, elle arriva à une petite maison isolée. Elle savait que le bourreau demeurait là, et elle frappa à la fenêtre en disant : «Sortez, sortez, car je ne puis entrer dans votre maison, moi, il faut que je danse !»

«Vous ne savez pas qui je suis, à ce que j’imagine, répondit-il : c’est moi qui coupe la tête aux méchants, et je ne vais pas tarder à avoir de la besogne, car j’entends ma hache qui tinte.»

«Oh! ne me coupez pas la tête, dit Catherine, car alors je ne pourrais plus me repentir de mes péchés ; coupez-moi plutôt les pieds et les souliers rouges avec.»

Et elle confessa sa conduite coupable, et le bourreau lui coupa les pieds et les souliers rouges avec ; et les souliers rouges s’en allèrent seuls toujours dansant à travers la campagne, jusque dans les profondeurs de la forêt. Le bourreau lui fit ensuite des pieds de bois et une paire de béquilles ; puis il lui apprit le psaume que chantent toujours les pécheurs. Elle lui baisa alors la main avec laquelle il tenait la hache, et elle reprit son chemin à travers les bruyères.

«Maintenant, se dit-elle, que j’ai assez souffert pour les souliers rouges, je m’en vais aller à l’église, afin que tout le monde puisse me voir.» Tout en parlant de la sorte, elle se dirigea lestement vers la porte de l’église ; mais quand elle y arriva, elle y trouva les souliers rouges qui dansaient encore devant elle. A cette vue, elle fut saisie de frayeur et s’enfuit bien vite.

Elle fut très triste toute cette semaine-là, et répandit des torrents de larmes amères ; mais quand arriva le dimanche, elle se dit : «Maintenant certes, j’ai assez souffert, assez lutté : je ne crains pas de dire que je suis tout aussi bonne qu’une foule de gens qui sont là dans l’église et qui ont si bonne opinion d’eux-même.» Elle partit donc avec plus de résolution que l’autre fois, mais elle ne fut pas plutôt arrivée à la porte du cimetière, qu’elle aperçut les souliers rouges dansant devant elle, et elle fut de nouveau saisie de terreur. Elle s’en retourna donc bien vite et se repentit alors sincèrement de son orgueil et de sa conduite coupable.

Elle s’en alla trouver ensuite M. Le Curé pour le prier de vouloir bien lui trouver une place de servante ; elle assura qu’elle serait bien laborieuse et qu’elle ferait tout ce qu’elle pourrait pour contenter les maîtres qu’il lui donnerait. Elle ajouta qu’elle ne tenait pas aux gages, que tout ce qu’elle demandait c’était d’avoir un gîte et de servir de bons maîtres. Le bon prêtre eut pitié d’elle, et la recommanda à une dame charitable qui la prit à son service. Catherine devint laborieuse et raisonnable. Tous les enfants l’aimaient bien, et quand il leur arrivait de causer coquetterie ou beauté, Catherine hochait la tête.

Un dimanche qu’il s’en allaient tous à l’église, ils lui demandèrent si elle n’y viendrait pas avec eux ; mais au lieu de leur répondre elle se contenta de regarder ses béquilles d’un air triste et les larmes dans les yeux. Les autres s’en allèrent donc à l’église, tandis que Catherine gagnait seule sa petite chambre. Il n’y avait juste de la place que pour un lit et une chaise ; elle s’y assit avec son livre de prières à la main, et pendant qu’elle le lisait avec dévotion, le vent lui apportait les sons si suaves de l’orgue retentissant dans l’église. Elevant alors vers le ciel ses yeux baignés de larmes, elle s’écria : «Seigneur, ayez pitié de moi !»

A ce moment, le soleil perça les nuages qui l’avaient jusqu’alors obscurci, et ses rayons projetèrent un éclat plus vif que jamais. Alors apparut aux yeux de Catherine l’ange de Dieu, aux longs vêtements blancs, le même qu’elle avait déjà vu à la porte de l’église dans la terrible nuit que vous savez. Mais au lieu d’une flamboyante épée, il tenait à la main un beau rameau vert avec de grosses touffes de roses. Il en toucha le plafond, s’éleva dans les airs, et à l’endroit qu’il avait touché brilla aussitôt une étoile d’or. L’ange toucha les murailles, et elles s’écroulèrent. Catherine aperçut alors l’orgue dont elle entendait les sons harmonieux ; elle vit les statues des saints, et tous les fidèles chantant autour d’elle les louanges du Seigneur. L’église avait tout à coup été transportée dans la chambre de la pauvre fille, ou plutôt c’est elle qui avait été transportée dans l’église. Elle s’y trouvait auprès du reste de la famille, et quand les chants cessèrent chacun lui fit avec la tête un petit signe d’amitié comme pour lui dire : «C’est bien à vous, Catherine, d’être venue !»

«C’est la grâce de Dieu,» se dit-elle


L’orgue fit retentir ses sons les plus puissants, les voix de l’assistance se mêlèrent en doux concert. Le soleil darda à travers la fenêtre ses rayons les plus vifs sur Catherine, et alors son coeur se trouva tellement inondé de lumière, de paix et de joie, qu’il se brisa. A ce moment l’âme de Catherine s’envola vers Dieu sur un des rayons du soleil, et dans le ciel il ne fut pas mention des souliers rouges.






(1) tanaisie : Plante aux feuilles très découpées, aux petits capitules jaunes serrés.







Jean-Baptiste Greuze


Le Dragon bleu et le Dragon jaune (conte Coréen)



Conte Coréen





LE DRAGON BLEU ET LE DRAGON JAUNE






Au pays du Matin calme, l'empereur, pour le vingtième anniversaire de son couronnement, décida d'orner la salle du trône de son palais du plus beau paravent qu'on ait jamais vu jusqu'alors. Il convoqua le peintre le plus célèbre de l'empire, qui habitait dans une caverne loin de la ville. L'artiste se rendit aussitôt à la cour, et l'empereur lui fit part de son désir : sur le paravent de la salle du trône devaient figurer deux dragons, un bleu et un jaune, pour symboliser la puissance de l'empire et la paix qui avait illustré le règne de l'empereur. Le peintre s'inclina et répondit qu'il peindrait deux dragons sur une soie noire, mais il posait une condition : pour que ce paravent soit aussi beau que le voulait l'empereur, il fallait que l'on tisse une soie plus fine que toutes celles qui avaient jamais encore été tissées. 
«Je vais me retirer dans ma caverne, ajouta le peintre, jusqu'au moment où la soie sera tissée ; j'aurai ainsi le temps de me préparer à peindre les dragons.»

Puis le peintre quitta la cour et retourna dans la caverne où il se mit au travail. L'empereur donna des ordres pour que la fabrication de la soie la plus fine soit immédiatement commencée. Mais cette fabrication fut beaucoup plus difficile que l'empereur ne l'avait imaginé. Il fallut d'abord choisir soigneusement les vers à soie, car ceux qu'on avait élevés jusqu'alors ne pouvaient pas tous sécréter une soie aussi fine que celle que le peintre avait demandée. Ces vers, si soigneusement choisis, exigeaient une nourriture particulièrement délicate, et les feuilles du mûrier dont se nourrissent les vers à soie devaient être triées avec le plus grand soin. Malgré toutes ces précautions, quelques-uns seulement des cocons survécurent. Ainsi, un très long temps passa avant qu'on ne réussisse à élever un nombre suffisant de cocons pour obtenir la quantité de soie nécessaire pour le paravent de l'empereur. Mais à ce moment, une nouvelle difficulté surgit, la soie était tellement fine qu'un très petit nombre de tisserands se montraient capables de la tisser. Il fallut faire appel aux meilleurs artisans de l'empire. Enfin, on réussit encore à surmonter cette difficulté. La soie destinée au paravent fut tissée. Jamais de mémoire d'homme on n'avait vu de soie plus fine. L'empereur la fit tendre sur un magnifique cadre d'ivoire. Quand le travail fut terminé, l'empereur envoya un messager pour avertir le peintre que la soie était tissée et qu'il devait venir sans retard pour peindre les dragons. Le peintre pria le messager d'avertir l'empereur qu'il n'avait pas encore achevé la préparation de son travail et qu'il lui demandait de patienter. L'empereur, qui avait déjà attendu très longtemps que soit tissée la soie, ne cacha pas sa déception, puis il comprit que le peintre voulait préparer un chef-d'œuvre et il attendit. Mais chaque fois qu'il passait devant le paravent, il perdait patience. Un jour, n'y tenant plus, il envoya un messager pour rappeler sa promesse au peintre. Celui-ci fit répondre que s'il accédait au désir de l'empereur, il ne serait pas capable de peindre des dragons dignes du plus beau paravent qu'on ait jamais vu. Il lui fallait, affirmait-il, poursuivre ses essais, et il demanda un nouveau délai. L'empereur, malgré son impatience, fut bien obligé d'attendre. Mais le temps passait, et le peintre ne donnait pas de ses nouvelles. Et chaque fois que l'empereur passait devant le paravent inachevé, il sentait grandir son irritation. Un jour, à bout de patience, il envoya un messager en lui ordonnant de ramener de gré ou de force le peintre à la cour. Le peintre accepta enfin de suivre le messager. Quand il arriva devant l'empereur, il lui déclara qu'il pensait être maintenant capable de peindre les dragons. L'empereur manifesta sa joie. L'artiste se fit apporter de la couleur jaune, de la couleur bleue, deux longs pinceaux et s'approcha du paravent. D'un seul coup de pinceau, le peintre traça un trait jaune, puis d'un autre coup de pinceau, un trait bleu. Il déposa ensuite ses pinceaux et déclara qu'il avait achevé son travail. Dès qu'on eut annoncé cette nouvelle à l'empereur, celui-ci, heureux de penser qu'enfin le paravent le plus beau qu'on ait jamais vu allait orner la salle du trône, se précipita pour admirer l'œuvre du célèbre peintre. Quand il arriva devant le paravent, il ne put en croire ses yeux : il ne vit sur l'écran que deux traits épais, l'un bleu, l'autre jaune. Persuadé que le peintre avait tout simplement voulu se moquer de lui, il entra dans une colère terrible. Calmement et avec le plus grand sérieux, le peintre lui affirma que ces deux traits étaient le fruit de longues études, poursuivies pendant des années et des années. Puis il s'inclina et voulut prendre congé de l'empereur. Mais l'empereur, hors de lui, toujours persuadé que le peintre avait voulu faire une mauvaise plaisanterie, qu'il avait gâché irrémédiablement la soie merveilleuse dont la fabrication avait demandé tant de temps et tant de soin, donna l'ordre d'arrêter le peintre et le fit jeter en prison. Lorsque la nuit vint, et bien que sa colère fût toujours aussi grande, l'empereur voulut dormir mais il en fut incapable. Dans l'ombre, les deux traits, bleu et jaune, tracés par le peintre, passaient et repassaient devant ses yeux. Quand il fermait les paupières, les traits, bleu et jaune, allaient et venaient sous ses yeux et semblaient grandir et se mouvoir. Au grand étonnement de l'empereur, ces deux traits devenaient des dragons qui luttaient. Et ces deux dragons étaient rapides et puissants. Ce qui surprenait le plus l'empereur, c'est qu'ils semblaient vivre et grouiller, c'est qu'ils étaient souples et forts, et que cette force et cette puissance et cette grandeur et cette souplesse étaient résumées par les deux traits que le peintre avait tracés sur la merveilleuse soie.

L'empereur, après avoir veillé toute la nuit et admiré les deux dragons qu'avait symbolisés le peintre, décida de découvrir le secret de l'artiste qui avait réussi un tel chef-d'œuvre. À l'aube, il donna l'ordre de seller son cheval et, accompagné de sa garde d'honneur, partit pour la caverne où le peintre avait travaillé pendant de longues années avant de peindre les deux dragons sur le paravent.

La tempête les retarda, la neige et le vent et le brouillard les obligèrent à rebrousser chemin. L'empereur donna quand même l'ordre de repartir. Après avoir voyagé pendant plusieurs jours et plusieurs nuits, ils arrivèrent enfin devant la caverne du peintre.

On alluma des torches. En entrant, l'empereur vit deux dragons peints sur les parois de la caverne: l'un était bleu, l'autre jaune. Ils étaient dessinés avec la plus grande exactitude. On distinguait chaque écaille, chaque dent, et leurs narines jetaient du feu. Chaque détail était représenté en bleu et en jaune. Au bas de cette peinture, une date : celle du jour où l'empereur avait demandé au peintre de commencer à peindre le plus beau paravent qu'on ait jamais vu.

À côté de cette peinture, une autre, celle de deux dragons, l'un bleu, l'autre jaune. À côté de cette deuxième peinture, une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième, puis une sixième peinture... Toutes les parois de la caverne étaient couvertes de peintures représentant deux dragons, l'un bleu, l'autre jaune. Chaque image était datée. Les années succédaient aux années. A la lueur des torches, l'empereur ne pouvait s'empêcher d'admirer le travail acharné du peintre. Les images succédaient aux images, les esquisses aux esquisses. Et chaque mois, le peintre simplifiait la peinture des deux dragons, l'un bleu, l'autre jaune. Enfin, après une longue suite de dragons, le peintre avait tracé sur les parois de la caverne les deux traits, l'un bleu, l'autre jaune, qu'il avait peints sur le paravent.

Dans ces deux dernières images était résumée toute la puissance des innombrables dragons que le peintre avait dessinés pendant de longues années sur les parois de la caverne. L'empereur reconnut les deux dragons du paravent et il se rendit compte que les dernières images ne pouvaient même pas être comparées à toutes celles qui les précédaient. Au fur et à mesure qu'il regardait ces peintures, l'empereur fut d'abord étonné, puis de plus en plus satisfait et même, à la fin, il devint très gai. Après avoir regardé une dernière fois les deux traits, l'un bleu, l'autre jaune, il donna immédiatement l'ordre de seller les chevaux car il voulait retourner dans sa capitale : il avait hâte de faire libérer le peintre pour l'honorer et le remercier parce qu'il lui avait permis de comprendre la puissance et la signification des deux traits, l'un bleu, l'autre jaune, qui symbolisaient les deux dragons.

Le peintre fut libéré, et l'empereur fit placer le paravent orné des deux dragons dans la salle du trône. Et chacun reconnut que ce paravent était le plus beau de tous ceux qui avaient été vus jusqu'alors.







Conte extrait des "Histoires merveilleuses des cinq continents"
(Au temps où les bêtes parlaient)
Ré et Philippe Soupault.