La Fée des Eaux (Alexandre Dumas)







Vers les trois heures, nous nous remîmes en route et descendîmes d’Eberstein par Stauffenberg; là était aussi autrefois un magnifique château dont on voit encore quelques restes. Mais après la mort du dernier comte, personne n’osant plus l’habiter, parce qu’il était hanté, disait-on, par des fantômes, le château tomba en ruines. Voici l’aventure qui donna lieu à cette croyance, encore si vivante aujourd’hui, qu’après une certaine heure les habitants de la vallée de la Murg (Affluent du Rhin venant de la Forêt Noire) aiment mieux faire un détour d’une demi-lieue que de passer près de ses ruines.

Pierre de Stauffenberg était le dernier des comtes de ce nom, mais quoique le dernier, la race ne promettait pas de s’éteindre en lui, car c’était un beau jeune homme, plein de jeunesse et de force, et l’un des plus braves chevaliers de tout le Rhingaw.

Mais comme pour le moment tout était tranquille dans les terres de l’empire, Pierre avait déposé le casque et la cuirasse, et ne pouvant faire la guerre aux hommes il la faisait aux sangliers et aux daims de la vallée de la Murg, lorsqu’un soir, après une chasse longue et fatigante, accablé de chaleur et de soif, il se souvint d’une charmante fontaine à laquelle plusieurs fois il s’était désaltéré ; la fontaine ne devant pas être éloignée de l’endroit où il se trouvait, il mit son cheval au galop, et bientôt entendant le murmure de l’eau, il sauta à bas de son cheval, et l’attachant à un arbre de la route il entra à pied dans la forêt.

À peine eut-il fait quelques pas qu’il aperçut la fontaine qu’il cherchait, plus fraîche et plus délicieuse encore qu’il ne l’avait jamais vue, car c’était à cette heure charmante du soir où la rosée tombe sur la terre, et où la vapeur monte au ciel.

Mais cette fois, la fontaine n’était pas solitaire comme d’habitude: une charmante jeune fille, qui paraissait avoir quinze ou seize ans au plus, était couchée sur sa rive, le bout de ses petits pieds pendant dans la source, soutenant avec sa main sa tête couronnée de nymphéas, et regardant mélancoliquement couler l’eau. Au premier coup d’œil, Pierre de Stauffenberg s’arrêta, croyant que c’était une vision qu’il avait devant les yeux, car il n’avait jamais rien rencontré de pareil sur la terre.

Mais au bruit qu’il fit, la jeune fille leva les yeux, et prenant près d’elle un coquillage qui semblait pétri d’argent et d’azur, elle le remplit d’eau et le présenta au chevalier, qui, en la regardant, avait tout oublié, chaleur, fatigue et soif. Le chevalier en buvant leva la tête, mais lorsqu’il baissa les yeux et les reporta vers l’endroit où était la jeune fille, il ne vit plus rien. À la place même où elle était, l’herbe ne paraissait pas foulée, et les fleurs les plus frêles étaient debout sur leurs tiges pleines de fraîcheur et tout humides de rosée ; il lui sembla seulement voir l’eau agitée se calmer peu à peu, comme si la belle inconnue s’était laissée glisser dans la fontaine ; mais lorsque l’eau fut calmée, il ne resta plus aucune trace de sa présence, et n’était le beau coquillage d’azur et d’argent qu’il tenait à la main, le chevalier aurait cru qu’il avait fait un songe.

Peut-être serait-il resté là toute la nuit, espérant qu’elle reviendrait, s’il n’eût entendu le cor de ses piqueurs, et si son cheval en hennissant ne les eût guidés vers l’endroit où il était ; mais craignant qu’une si grande suite n’effrayât la jeune fille et ne l’empêchât de revenir, non seulement ce soir-là, mais les autres jours, il sortit vivement de la forêt, ordonna que personne n’allât boire à la fontaine, et reprit avec toute sa suite le chemin de son château.

Le lendemain, le comte ne voulut boire que dans sa belle coupe de nacre ; mais quoique son vin fût des meilleurs crus du Rhin et de la Moselle, il était loin de lui paraître aussi bon que cette eau pure de la source que lui avait présentée la belle inconnue.

Aussi le soir, à la même heure, Pierre de Stauffenberg sortit seul de son château et s’achemina vers la fontaine : à la même place il vit la jeune fille couchée, qui, en l’apercevant, le salua d’un doux sourire. Sa joie fut grande, car la veille elle était disparue sans lui donner aucune espérance de retour. L’inconnue lui fit signe de s’asseoir près d’elle, comme si elle l’eût attendu ; alors le comte lui demanda quel était son nom et sa demeure.

–Je m’appelle Ondine, répondit la jeune fille, et je demeure près d’ici ; souvent je vous ai vu venir vous désaltérer à cette fontaine, et voilà comment je vous connais.

Ils causaient ainsi depuis une demi-heure, lorsqu’un chevreuil, qui sans doute venait pour se désaltérer à sa source favorite, fit quelque bruit ; le chevalier, craignant que ce ne fût quelque indiscret, se tourna du côté où était venu le bruit ; mais lorsque rassuré sur sa cause il voulut reprendre sa conversation avec Ondine, Ondine avait disparu, et comme la veille l’eau bouillonnante lui indiqua que c’était de ce côté qu’elle avait fui.
Comme la veille, le chevalier resta encore longtemps à attendre, mais rien ne reparut, et, comme la veille, au bout d’un certain temps, il fut forcé de s’en aller ; cependant il ne voulut pas quitter la fontaine sans boire une seconde fois de cette eau qui lui avait paru si savoureuse la première, et comme il n’avait point là sa belle coupe, il se coucha sur la rive et approcha sa tête de la surface de l’eau ; mais au lieu de voir son portrait répété dans le miroir de la fontaine, il lui sembla que c’était l’image d’Ondine qui venait au-devant de lui, et lorsque sa bouche toucha à l’eau, au lieu du contact humide qu’il attendait, il sentit l’impression frémissante de deux lèvres ; Pierre de Stauffenberg poussa un soupir d’amour ; un soupir d’amour qui semblait sortir du fond de la source répondit au sien ; les amants avaient échangé leur premier baiser.

Pierre de Stauffenberg revint au château presque fou de bonheur. De toute la nuit il ne put dormir ; il avait sans cesse sur les lèvres l’impression de cet ardent baiser, et il se reprochait de n’avoir pas poursuivi Ondine jusqu’au fond de sa retraite ; puis pour le soir il faisait mille projets plus insensés les uns que les autres : à chaque instant il regardait le soleil, car le soir n’arrivait pas.

Le soir vint enfin. Mais bien avant l’heure où il avait l’habitude de rencontrer Ondine, Pierre de Stauffenberg était auprès de la fontaine ; mais la fontaine était solitaire, et le pauvre chevalier se désespérait, lorsque tout à coup il crut entendre un doux chant qui sortait du fond de l’eau, et parmi les nymphéas qui couvraient le cours du ruisseau, il vit apparaître la blonde tête d’Ondine ; il fit un mouvement pour se précipiter vers elle, mais la jeune fille l’arrêta d’un signe, et marchant sur les larges feuilles des plantes aquatiques que le poids de son corps ne faisait pas fléchir, elle arriva au bord, chose étrange, sans que l’eau, qui roulait sur elle en grosses gouttes pareilles à des perles, parût mouiller ni ses cheveux ni ses vêtements. Arrivée près du chevalier, elle s’assit comme elle avait fait la veille ; Pierre se mit à genoux devant elle, lui prit les mains, et la regarda si tendrement qu’il n’y avait point à se tromper aux sentiments qu’elle lui inspirait. Ondine sourit, puis après un moment de silence pendant lequel elle le regarda avec la même tendresse :

– Oui, vous m’aimez, lui dit-elle, car quoique vous gardiez le silence, je lis dans votre cœur : et moi aussi je vous aime ; une fille des hommes vous eût fait attendre cet aveu, et peut-être eussé-je bien fait d’agir comme une fille des hommes, mais, vous l’avez vu, je suis d’une autre nature que la vôtre, et, transparente comme le palais de cristal que j’habite, je ne sais rien cacher.

– Oh ! que je suis heureux, s’écria le chevalier, car moi je vous aime plus que je ne puis dire, et cela depuis le premier jour que je vous ai vue, et cela pour toujours.

– Pour toujours ? murmura Ondine, faites attention à ce que vous dites, car nous autres fées des eaux, nous n’accordons notre amour qu’avec notre main, et notre main qu’avec notre amour ; et comme nous sommes immortelles, le serment que nous faisons nous lie pour l’éternité ; en sera-t-il de même de vous ?

–Je ne puis m’engager que pour ma vie, répondit le chevalier ; mais tant que durera ma vie, je vous aimerai.

– Êtes-vous sûr de ce que vous dites ? demanda Ondine ; ne faites point d’imprudentes promesses, ou n’engagez pas votre foi, ou que votre foi soit pure comme le cristal de cette eau, ferme comme l’acier de votre épée ; songez que la peine que vous me feriez ne serait point une peine momentanée comme les peines de la terre, mais une douleur éternelle comme les douleurs de l’enfer.

Alors le chevalier étendit la main sur la croix de son épée.
– Aussi vrai, lui dit-il, qu’il m’est impossible de vivre sans vous ; aussi vrai il m’est impossible de vous être infidèle. Je puis mourir, mais cesser de vous aimer, jamais !

– Alors, je suis à vous, répondit Ondine ; fixez vous-même le jour de nos noces, et demain vous trouverez en vous réveillant la dot de votre fiancée.

–Oh! demain, demain, s’écria le chevalier, pourquoi retarder d’un jour le jour où nous serons heureux ?

– Demain, dit Ondine, car j’ai autant de désir d’être à vous que vous d’être à moi. Songez seulement cette nuit à l’engagement que vous avez pris, demain matin il sera temps encore de dégager votre parole ; demain soir nous serons unis pour toujours.

–Oh! que ne suis-je déjà à demain soir! s’écria le chevalier en serrant Ondine sur sa poitrine; mais elle, se dégageant de ses bras, se releva tout debout, puis, s’inclinant comme une fleur que le vent courbe, elle déposa sur les lèvres du chevalier un baiser mille fois plus doux que celui de la veille ; et, marchant de nouveau sur les larges feuilles des nymphéas, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à l’endroit où la source était la plus profonde, elle s’enfonça lentement, en saluant le chevalier du sourire et de la main, et disparut sous les eaux.

Le lendemain, en s’éveillant, le chevalier trouva sur la table qui était au milieu de la chambre à coucher trois corbeilles : l’une pleine d’ambre, l’autre pleine de corail, la troisième pleine de perles : Ondine avait accompli sa promesse ; c’était la dot de l’épouse. Mais nul ne put dire qui les avait apportées là.

Le chevalier sauta en bas de son lit et s’habilla à la hâte. À peine avait-il achevé sa toilette qu’on lui annonça qu’un cortège de jeunes filles s’avançait vers le château. Il courut à sa fenêtre, et reconnut Ondine qui s’approchait avec une suite de reines. C’étaient les nymphes des eaux qui lui étaient soumises depuis le Necker jusqu’au Kensig ; elles étaient toutes vêtues comme elle, couronnées des mêmes fleurs qu’elle ; et cependant au premier coup d’œil on reconnaissait la reine des esclaves. Pierre de Stauffenberg courut au-devant d’elle ; et comme la veille au soir il avait prévenu le chapelain, il voulait la conduire droit à l’église, mais Ondine demanda à lui parler une dernière fois encore auparavant, et le chevalier la conduisit dans un cabinet ; là, se voyant seul à seul avec lui, Ondine le regarda fixement, et lisant dans ses yeux les mêmes promesses d’amour :

– Avez-vous bien réfléchi ? lui dit-elle.

– Je ne sais si j’ai réfléchi, répondit le chevalier, je sais que je n’ai pensé qu’à vous, que je n’aime que vous, que je n’aimerai que vous.

– Songez encore une fois à ce que vous venez de promettre et à ce que vous allez faire ; car si jamais votre cœur se refroidit pour moi, ou s’échauffe pour une autre, si d’une façon ou d’autre enfin vous deveniez infidèle, si loin que vous seriez du lieu où je serais, vous seriez perdu, et vous auriez un signe de votre mort prochaine. Ce signe serait l’apparition de ce pied que voilà ; c’est la seule et dernière partie que vous verriez de celle à qui vous avez promis de l’aimer toujours.

Le chevalier tomba à genoux, et baisant ce pied, si joli qu’il était impossible de croire qu’il devînt jamais un signe sinistre, il renouvela le serment d’aimer Ondine jusqu’à la mort. Ondine ne demandait pas mieux que de croire ; elle fut donc facilement persuadée, et le même jour l’aumônier du château unit les deux amants.
Leur bonheur fut grand, et pendant un an ce bonheur, au lieu de diminuer, ne fit que s’accroître, car au bout de neuf mois Ondine accoucha d’un fils beau comme sa mère ; mais cette année écoulée, Louis de Bavière, qui, à la sollicitation d’Édouard III d’Angleterre, avait déclaré la guerre à Philippe de Valois, fit un appel à tous les chevaliers qui relevaient de lui, et comme Pierre de Stauffenberg était un des plus puissants, et surtout un des plus braves, on devine qu’il fut compris dans cet appel.

Ondine vit venir le moment d’une séparation avec terreur, et cependant elle était trop jalouse de la gloire de son mari pour le retenir auprès d’elle ; aussi fut-elle la première à lui inspirer le courage qui lui manquait. Seulement, en son nom et au nom de son fils, elle lui rappela son serment et les risques qu’il y avait pour lui à y manquer. Tout ce que le cœur peut inventer de tendres promesses, Pierre de Stauffenberg les fit: si bien qu’Ondine le vit partir, sinon consolée, du moins confiante.

Une seconde année s’écoula pendant laquelle Pierre de Stauffenberg fit force beaux faits d’armes, et pendant laquelle le duc de Brabant donna de magnifiques fêtes à toute la cour d’Angleterre qui était venue à Bruxelles. Le duc de Brabant n’avait point de fils, mais seulement une fille, de sorte que, pour assurer son duché dans sa famille, il lui fallait un gendre vaillant de cœur et fort d’esprit. À son courage, il avait distingué Pierre de Stauffenberg, de sorte qu’un jour ayant fait venir le jeune chevalier, il s’ouvrit franchement à lui, et lui offrit la main de sa fille et la survivance de son duché. Pierre le remercia du grand honneur qu’il voulait bien lui faire, mais il avoua qu’il était marié, et lui raconta à qui et comment. Le vieux duc alors secoua la tête, non pas qu’il doutât de la chose, il savait qu’un homme comme Pierre était incapable de mentir, mais parce que la chose lui paraissait tant soit peu diabolique ; puis, après un instant de silence pendant lequel cette croyance ne fit que s’affermir dans son esprit :

– Croyez-moi, mon jeune ami, lui dit-il, vous n’êtes point tenu par une pareille promesse, et il y a quelque magie là- dessous.

Deux ans auparavant, Pierre de Stauffenberg eût répondu que la seule magie qui existât était l’amour ; mais deux ans s’étaient écoulés depuis son mariage, un an de possession, un an d’absence : il lui sembla que le vieux duc pourrait bien avoir raison. Cependant il répondit au duc de Brabant qu’au fond du cœur il partageait ses doutes, mais qu’il ne s’en croyait pas moins engagé par le serment qu’il avait fait. Alors le duc lui proposa de recourir aux lumières de monseigneur l’archevêque de Cologne, Walrame de Juliers, qui était un grand clerc en matière pareille, et Pierre de Stauffenberg, chez lequel sa nouvelle ambition grandissait d’heure en heure aux dépens de son ancien amour, consentit à accepter son arbitrage, et promit de s’en rapporter à lui.

Comme on le pense bien, monseigneur Walrame de Juliers fut de l’avis du duc de Brabant, et il ajouta même que de pareilles alliances étaient réprouvées par l’Église, et que c’était faire une œuvre méritoire que de la rompre. En face de pareilles autorités, Pierre de Stauffenberg, déjà poussé par son secret désir, ne trouva plus d’objections à faire : les fiançailles furent célébrées, et le mariage fixé à huitaine.

La veille du jour où le mariage devait avoir lieu, un des vassaux de Pierre de Stauffenberg demanda à parler à son maître. Il venait lui annoncer que sept jours auparavant sa femme avait disparu emportant son enfant. Le chevalier calcula les dates ; le moment de la disparition d’Ondine correspondait, minute par minute, à l’heure des fiançailles de Pierre. Pierre n’en demeura que plus convaincu que son premier mariage n’était qu’une œuvre magique, et qu’il avait été le jouet de quelque démon qui avait pris la ressemblance d’une femme pour le faire tomber dans le piège. Le peu de remords qu’il ressentait au fond du cœur s’en effaça, et il se prépara joyeusement à la cérémonie du lendemain.

Le grand jour arriva enfin : la bénédiction nuptiale fut donnée aux nouveaux époux par monseigneur Walrame, puis l’on revint à une campagne voisine, où le dîner était préparé. Après le dîner, les nouveaux époux devaient se rendre à un magnifique château, situé entre Louvain et Malines, et qui était un don que le duc de Brabant faisait aux nouveaux époux.

On était au dessert, les meilleurs vins du Rhin circulaient dans les plus grandes coupes qu’on eût pu trouver. Tout le monde était joyeux et content : Pierre de Stauffenberg semblait partager la gaieté générale, lorsque tout à coup ses yeux se fixèrent sur la portion de la muraille qui était en face de lui : un pied, si joli et si mignon que ce ne pouvait être qu’un pied de femme, sortait de la paroi, sans qu’on pût voir aucune autre partie du corps de celle à qui il appartenait. Pierre se rappela la prédiction d’Ondine et la menace qui s’y rattachait : si brave qu’il fût, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et une sueur froide lui tomba du front, car le danger dont il était menacé était un danger inconnu et invisible, un danger auquel il ne pouvait faire face, et par conséquent qui devait l’intimider, si brave qu’il fût.
La vision dura quelques minutes, pendant lesquelles les yeux de Stauffenberg demeurèrent constamment fixés sur la muraille, puis elle disparut.

Mais quelle que fût l’impression morale produite sur le chevalier, il avait assez de puissance sur lui-même pour la dérober à tous les yeux ; personne ne s’aperçut donc du souci où son esprit était tombé. On plaisanta seulement sur ce qu’il cessait de manger et de boire, mais il répondit avec tant d’à propos et de gaieté que personne n’y fit plus attention.
L’heure de quitter la table arriva. Le château où devaient se rendre les nouveaux époux était situé à deux lieues à peu près de la maison de campagne où avait eu lieu le dîner. Vers lesonze heures, chacun se leva de table, et les convives, montant à c heval, résolurent de conduire les deux jeunes gens jusqu’à leur demeure.

Le cortège se mit en route : la nuit était sombre, et à peine y voyait-on assez clair pour suivre le chemin mal tracé qui conduisait au château, lorsqu’en passant près d’une ruine quelque chose comme une ombre se dressa devant le cheval de Pierre de Stauffenberg, qui, effrayé de cette apparition, fit un écart et s’emporta. Mais comme on savait le jeune comte excellent cavalier, chacun ne fit que rire du caprice de sa monture, et on continua d’avancer, certain qu’il ne tarderait pas à rejoindre le cortège après avoir mis son cheval à la raison.

Mais il n’en fut pas ainsi, il semblait que le cheval du comte avait un démon dans le corps ; aussi ne fut-ce qu’après une demi-heure qu’il s’arrêta. Le chevalier alors essaya de s’orienter, ce n’était pas chose facile, car, ainsi que nous l’avons dit, il faisait nuit obscure ; mais au bout d’un instant, il vit tout à coup à l’horizon s’illuminer les fenêtres d’un château, et il ne douta point que ce ne fût celui où il devait se rendre, et où, sans doute, s’était rendu avant lui le reste de la noce. Il prit aussitôt son chemin à travers terres, et à mesure qu’il approcha, il reconnut qu’il avait deviné juste; il n’en était plus qu’à quelques centaines de pas lorsqu’il se trouva sur les bords d’une petite rivière.

Le chevalier tourna les yeux de tous côtés pour chercher un pont ; il remonta et descendit même la rive pendant l’espace d’un quart de lieue à peu près, mais voyant qu’il ne trouvait point ce qu’il cherchait, il en augura que la rivière était guéable, et y poussa son cheval.

Mais à peine Pierre de Stauffenberg fut-il au milieu du courant que la même ombre qui avait déjà effrayé son cheval sortit de l’eau, et se dressa de nouveau devant lui. À cette vue, le cheval se cabra, renversa son maître dans la rivière, gagna le rivage, et s’élança vers le château en hennissant de frayeur.

Et ce qui arriva du chevalier, nul n’en sut rien; car, quoique le lendemain la trace des pieds du cheval conduisît directement à l’endroit où il était tombé, et que cet endroit eût été connu jusqu’alors pour n’avoir que deux ou trois pieds de profondeur, il s’y était tout à coup creusé un gouffre, dont encore aujourd’hui il est impossible de trouver le fond.

Quant au château de Stauffenberg, comme il ne put jamais être prouvé que le comte était mort, puisqu’on n’avait point retrouvé son cadavre, l’empereur ne jugea pas qu’il pût en disposer, si bien qu’à partir de ce moment le château tomba en ruines.

Ce sont ces ruines qui, aux dires des paysans, sont hantées par Ondine et par son fils.



Jouets d’autrefois qu’abritaient les boutiques à un sou

source : http://www.france-pittoresque.com/



 
 
A l’approche de la Noël 1872, le romancier et journaliste Paul Parfait, qui fut également secrétaire d’Alexandre Dumas père, vante les mérites et les bienfaits de l’existence des « boutiques à un sou », au sein desquelles pullulent les jouets intemporels et d’une légendaire simplicité, qui feront toujours le bonheur des enfants mais aussi celui des parents les moins argentés : sous sa plume nous poussons la porte de l’une d’elles afin d’apprendre ce que ces jouets d’antan recèlent et comment ils étaient confectionnés... « Ecoutons-le »


Ne méprisons aucune industrie. La plus humble a ses enseignements. Pourquoi, lorsque tant de somptueuses vitrines voudraient m’attirer, que les jouets provocants m’appellent derrière les glaces resplendissantes, m’arrêté-je de préférence devant ce modeste étalage éclairé par deux bougies dont la flamme vacille dans leur tulipe de verre ?... C’est tout d’abord que je hais les joujoux riches.
Que peuvent apprendre à nos enfants, sinon le goût malsain du luxe et de l’ostentation, quelle idée peuvent leur suggérer, sinon celle de l’argent jeté follement à de ruineux caprices, ces polichinelles qui portent dans leurs bosses la nourriture de dix familles ; ces élégants huit-ressorts qui ne roulent pas mieux qu’un simple chariot ; ces jouets, savamment compliqués, qui laissent à la mécanique toute l’œuvre intelligente de leur direction ; enfin, et surtout ces poupées vêtues de soie et de satin qui regardent insolemment les passants, la jupe retroussée et le binocle à l’œil. Combien de mères consentiraient à recevoir, si celles-ci avaient quelques pouces de plus, les poupées effrontées qu’elles n’hésitent pas à donner en société à leurs filles ?


La poupée de la boutique à un sou est, j’en conviens, aussi peu vêtue qu’une naturelle des îles de l’Océanie ; mais cette nudité n’a rien d’immoral : au contraire. Elle est seulement un éloquent appel à l’habileté précoce des doigts de la future « petite maman ». Quelle supériorité au point de vue de l’éducation chez cette poupée-là ! Et comme elle se met obligeamment à la portée de toutes les bourses !— Voyez, s’égosille à crier le marchand à travers le froid et la bise, tout est à un sou la pièce, faites vot’ choix dans la vinte !
A côté de lui, une femme surveille les achats, reçoit et rend la monnaie, non sans jeter de temps à autre un coup d’œil au bambin qui donne déjà en fausset l’écho du cri paternel. De par ces humbles jouets, la famille aura le soir une somme rondelette dans sa maigre escarcelle. Est-ce que cette pensée ne vous la rend pas intéressante déjà, la boutique à un sou ?
En vérité, devant la boutique à un sou, je me demande qui peut rester indifférent. En est-il une plus originale, une plus riche même dans sa simplicité ? C’est la boutique encyclopédique ; il n’est rien, remarquez-le, qui ne s’y trouve. L’agréable y est jeté pêle-mêle avec l’utile. Ici un alphabet ou une croix de plomb pour le studieux, là une bourse pour l’économe, un sifflet pour le tapageur, des cartes pour le joueur, une cigarette de camphre pour le malade, un étui pour l’ouvrière et un miroir pour la coquette.

Quant aux jouets, vous les connaissez ; tous sont classiques. Les générations se sont transmis de l’une à l’autre, avec un singulier respect, leurs formes immuables. Tels ils ont été dans vos mains comme ils ont été dans les miennes, tels ils furent dans les mains de nos pères ; et c’est une des raisons qui font que je les aime, car je retrouve en eux comme un parfum d’autrefois, et je me souviens des joies sans mélange qu’ils ont causées à si bon compte à mon enfance.

Voici la ferblanterie et la poterie en miniature, parmi lesquelles je retrouve le vase à rebords et à anses, qui a fait de tous temps les délices de la jeunesse gauloise. Voici le singe articulé, toujours prêt à faire la culbute au sommet de son bâton ; voici l’ingénieux serpent de bois qui ondule avec tant de souplesse, et la grenouille à ressort qui saute si bien. Voici la crécelle bruyante et les maréchaux-ferrants dont les marteaux alternent si brillamment sur l’enclume, et le cavalier sans jambes, dont le cheval porte un sifflet si malhonnêtement placé.

Ces derniers joujoux sortent tous trois des fabriques de Liesse, la Liesse du pèlerinage, qui a encore la spécialité des moulins rouges et celle des baguettes de tambour à cinq francs le cent. Liesse, en vieux français, signifie joie : un nom prédestiné ! Je ne sais rien de plus flambant que les couleurs liessoises. Où les artistes du pays vont-ils chercher les tons furieux dont ils illuminent leurs produits ? Leur jaune rayonne, leur rouge flamboie, leur bleu éclate. On se persuade difficilement que le feu ne prend pas de temps à autre à leurs pinceaux.

Comprenez-vous ce bon pays qui passe son existence entière à exécuter des crécelles, des cavaliers de bois, des maréchaux-ferrants, des moulins et des baguettes de tambour ! Il n’y a pas bien longtemps que les pauvres diables, livrés à cette industrie, étaient encore à la merci d’entrepreneurs qui les payaient en nature. Ils avaient un compte perpétuellement ouvert chez le patron, et celui-ci leur fournissait, aux taux qui lui plaisait, les matières premières : bois et couleurs, et jusqu’aux objets de consommation : pain, sucre, café, savon, etc. Au jour de l’an, un menu cadeau tenait souvent lieu de règlement de compte. Ce régime du bon plaisir est heureusement changé. Maintenant les ouvriers de Liesse travaillent pour des maisons parisiennes qui les payent en argent, et se contentent de leur fournir le bois de tilleul qu’elles achètent par coupes de deux ou trois mille arbres.

Le petit poupard de carton à un sou, sans bras ni jambes, avec la tête peinte, la bouche en cœur, trois cailloux clans le ventre, et les yeux bleus, est un produit des environs de Villers-Cotterêts. Cette pauvre petite industrie, acclimatée depuis vingt-cinq ans dans le pays, y a porté dans les classes nécessiteuses un certain bien-être. Les braves poupards ! cela ne vous les fait-il pas aimer un peu ? Villers-Cotterêts ne nous les envoie pourtant que façonnés de colle et de papier gris ; c’est à Paris qu’ils reçoivent leur séduisant coloris. Quel prix ce joujou peut-il être payé à ceux qui le fabriquent ? Ce que je sais, c’est que le marchand en gros les revend à raison de six sous la douzaine aux petits détaillants. Jugez par là de ce que l’ouvrier créateur doit recevoir.



La petite montre d’étain s’ouvrant, avec un verre bombé et les aiguilles mobiles, et qui passe trente-deux fois dans les mains de l’horloger pour rire, se vend des mêmes aux mêmes huit sous la douzaine. La montre de cuivre estampé, avec sa chaîne de coton jaune, mêlée de fils d’or, se donne encore à un sou meilleur marché. Les flambeaux de plomb ne valent pas plus de quatre sous la douzaine, et le sifflet pas plus de deux sous. Il se fabrique des mirlitons depuis trois sous la douzaine, toujours chez le marchand en gros, les devises comprises, qui s’achètent par feuilles chez les papetiers de la rue Saint-Jacques. Trois sous la douzaine, c’est encore le prix des « foi, espérance et charité » en acier, avec l’anneau qui les réunit, soit un liard pour les quatre objets ensemble.

Toutes ces petites merveilles du bon marché se font à Paris ; et il y a beaucoup de gens qui en vivent. On l’assure, au moins. Il y en a peut-être beaucoup aussi qui en meurent. La plupart n’ont pour gîte que des taudis infects ; vers les hauteurs de Romainville, il est de ces fabricants de plaisir qui remisent dans des huttes construites avec de la boue, De modestes employés cherchent encore dans la confection des joujoux à bas prix un petit supplément à leur maigre salaire. La tête dans les mains, ils poursuivent ardemment la recherche du joujou nouveau, le joujou d’actualité dont ils iront céder le droit d’exploitation à quelque marchand en renom ; et tous les soirs, en s’endormant, rêvent qu’un jouet qu’ils ont découvert leur apporte la fortune.

Nos bimbelotiers fabriquent, toujours pour la boutique à un sou, de petits porte-monnaie en papier, à élastique, fort élégants, ma foi ; des bracelets de perles, avec une médaille, de petits chandeliers ou bougeoirs en verre filé, des jeux de patience, découpés par bottes à la scie circulaire, des cartes, des cerfs-volants, des cigares ou des pipes à musique, que sais-je encore ?
Rien n’arrête ces intrépides travailleurs. Ils se font ferblantiers pour tailler des pelles, des pincettes, des écumoirs, des plats, des boîtes à lait, des cafetières ; fondeurs pour couler des médailles ou des timbales ; tisseurs pour faire au métier ces bourses longues, en coton de couleur, qui sont ornées de deux glands et de deux coulants d’acier. Du plus fin acier ? Je constate et ne garantis rien. Ils se font verriers et confiseurs en même temps, pour fabriquer à la lampe, avec des tubes de verre, ces petites bouteilles remplies d’anis, roses et blancs, qui ne sont souvent que du millet passé dans le sucre. Mais il y aurait mauvaise grâce à les chicaner là-dessus. Tout cela vaut huit sous la douzaine chez le marchand en gros, songeons-y bien !

Je n’aurai gardé d’oublier la boîte à dînette. Une boîte en carton, dont le couvercle est garni d’un verre ; autour du verre, du papier doré ; au fond de la boîte, un lit de ouate ; et, sur cette ouate, quelques ustensiles de table en fer-blanc avec deux serviettes en papier dans leur rond. Huit sous la douzaine ? Toujours ! Les fouets d’enfants, à manche entouré d’une spirale de papier doré, sont exclusivement fabriqués à Paris par des Israélites. Pourquoi ? Ah ! voilà, je n’en sais rien.

C’est un bien pénible ouvrage que la confection de l’animal en papier mâché. Mâché est ici une façon de parler. Le fait est que l’ouvrier prend de vieilles rognures de papier et les pétrit dans l’eau jusqu’à en faire une espèce de pâte, qu’il tamponne avec le pouce dans un moule informe en plâtre, dont il garnit ainsi la paroi. Le moule est en deux morceaux, un pour chaque face de la tête. Quand les deux faces sont faites, l’ouvrier les soude ; puis il trempe le tout dans un pot de peinture blanche à la colle, et, quand cette couche préalable est sèche, il tatoue l’animal à sa fantaisie, ou lui recouvre le dos d’un tout petit carré de peau de mouton avec un cordonnet rouge au cou. Qu’en penses-tu, Florian ? C’est d’un grotesque achevé. Moi, quand je les vois, ces pauvres petits moutons blancs, il me prend de terribles envies de rire — et de pleurer !

Huit sous la douzaine de seconde main ? Parbleu ! Au fait, n’est-ce pas le prix auquel nos marchands en gros livrent les menus joujoux allemands qui, eux encore, nécessitent des frais de transport ? Les joujoux allemands de la boutique à un sou sont les pantins de bois peints, les mobiliers de bois, remarquables par leur ton d’un rouge violacé, des lits, des commodes à porte mobile et à tiroir, des chaises rembourrées couvertes d’étoffes à fleurs, et puis encore des soldats à cheval, ou des quilles, ou une modeste bergerie, ou un ménage dans leur petite boîte ovale. En Allemagne, ces. boîtes se vendent, non se donnent, au prix fabuleux de trois francs ou trois francs cinquante la grosse, soit vingt-cinq à trente centimes la douzaine.

Dans le Tyrol qui fournit les joujoux de bois blanc, c’est mieux encore, ou pis que cela, si vous voulez. La poupée articulée à tête peinte, la petite poupée classique de deux à quatre pouces s’y livre à raison de 1 franc 45 centimes la grosse, juste un centime la pièce. C’est à ne pas croire. A un tel taux, on comprend que les coups de couteau sont comptés : aussi suffit-il du plus petit détail, le nez saillant, par exemple, pour augmenter la valeur de l’objet.

Vous voyez que ceux qui font ces joujoux si gais n’ont pas lieu d’avoir le cœur bien joyeux ; mais ces joujoux doivent du moins à leur excessif bon marché d’être à la portée des plus maigres bourses. Que les petits déshérités soient donc heureux de par la boutique à un sou ! Allons, faites votre choix, braves parents, ne vous gênez pas ! Si le bambin met bientôt en pièces les objets de son affection, la boutique n’est pas loin et vous pourrez les renouveler sans que l’équilibre de votre budget s’en trouve jamais fort dérangé.
Les enfants cherchent volontiers à connaître le secret de leurs joujoux ; vous pourrez leur dire ce qu’il y a de tristesses et de misères au fond de l’objet qui les amuse. Ils comprendront par là qu’il n’y a pas ici-bas de petites choses, que l’argent est chose dure à gagner, mais que le travail et la persévérance triomphent de l’impossible.
Ah ! c’est une grande moraliste que la boutique à un sou !